L’uniformité, pour être possible, supposerait des êtres dépourvus de
toutes qualités et réduits à n’être que de simples « unités » numériques
; et c’est aussi qu’une telle uniformité n’est jamais réalisable en
fait, mais que tous les efforts faits pour la réaliser, notamment dans
le domaine humain, ne peuvent avoir pour résultat que de dépouiller plus
ou moins complètement les êtres de leurs qualités propres, et ainsi de
faire d’eux quelque chose qui ressemble autant qu’il est possible à de
simples machines, car la machine, produit typique du monde moderne, est
bien ce qui représente, au plus haut degré qu’on ait encore pu
atteindre, la prédominance de la quantité sur la qualité.
C’est
bien à cela que tendent, au point de vue proprement social, les
conceptions « démocratiques » et « égalitaires », pour lesquelles tous
les individus sont équivalents entre eux, ce qui entraîne cette
supposition absurde que tous doivent être également aptes à n’importe
quoi ; cette « égalité » est une chose dont la nature n’offre aucun
exemple, pour les raisons mêmes que nous venons d’indiquer, puisqu’elle
ne serait rien d’autre qu’une complète similitude entre les individus ;
mais il est évident que, au nom de cette prétendue « égalité » qui est
un des « idéaux » à rebours les plus chers au monde moderne, on rend
effectivement les individus aussi semblables entre eux que la nature le
permet, et cela tout d’abord en prétendant imposer à tous une éducation
uniforme. Il va de soi que, comme malgré tout on ne peut pas supprimer
entièrement la différence des aptitudes, cette éducation ne
donnera pas pour tous exactement les mêmes résultats ; mais il n’est
pourtant que trop vrai que, si elle est incapable de donner à certains
individus des qualités qu’ils n’ont pas, elle est par contre très
susceptible d’étouffer chez les autres toutes les possibilités qui
dépassent le niveau commun ; c’est ainsi que le « nivellement »
s’opère toujours par en bas, et d’ailleurs il ne peut pas s’opérer
autrement, puisqu’il n’est lui-même qu’une expression de la tendance
vers le bas, c’est-à-dire vers la quantité pure qui se situe plus bas
que toute manifestation corporelle, non seulement au-dessous du degré
occupé par les êtres vivants les plus rudimentaires, mais encore
au-dessous de ce que nos contemporains sont convenus d’appeler la «
matière brute », et qui pourtant, puisqu’il se manifeste aux sens, est
encore loin d’être entièrement dénué de toute qualité.
L’Occidental
moderne ne se contente d’ailleurs pas d’imposer chez lui un tel genre
d’éducation ; il veut aussi l’imposer aux autres, avec tout l’ensemble
de ses habitudes mentales et corporelles, afin d’uniformiser le monde
entier, dont, en même temps, il uniformise aussi jusqu’à l’aspect
extérieur par la diffusion des produits de son industrie. La
conséquence, paradoxale en apparence seulement, c’est que le monde est
d’autant moins « unifié », au sens réel de ce mot, qu’il devient ainsi
plus uniformisé ; cela est tout naturel au fond, puisque le
sens où il est entraîné est, comme nous l’avons déjà dit, celui où la «
séparativité » va en s’accentuant de plus en plus; mais nous voyons
apparaître ici le caractère « parodique » qui se rencontre si souvent
dans tout ce qui est spécifiquement moderne. En effet, tout en allant
directement à l’encontre de la véritable unité, puisqu’elle tend à
réaliser ce qui en est le plus éloigné, cette uniformisation en présente
comme une sorte de caricature, et cela en raison du rapport analogique
par lequel, comme nous l’avons indiqué dès le début, l’unité elle-même
se reflète inversement dans les « unités » qui constituent la quantité
pure.
C’est cette inversion même qui nous permettait de
parler tout à l’heure d’« idéal » à rebours, et l’on voit qu’il faut
l’entendre effectivement dans un sens très précis; ce n’est pas,
d’ailleurs, que nous éprouvions si peu que ce soit le besoin de
réhabiliter ce mot d’« idéal » qui sert à peu près indifféremment à tout
chez les modernes, et surtout à masquer l’absence de tout principe
véritable, et dont on abuse tellement qu’il a fini par être complètement
vide de sens ; mais du moins nous ne pouvons nous empêcher de remarquer
que, suivant sa dérivation même, il devrait marquer une certaine
tendance vers l’« idée » entendue dans une acception plus ou moins
platonicienne, c’est-à-dire en somme vers l’essence et vers le
qualitatif, si vaguement qu’on le conçoive, alors que le plus souvent,
comme dans le cas dont il s’agit ici, il est pris en fait pour désigner
ce qui en est exactement le contraire.
Nous disions qu’il y a
tendance à uniformiser non seulement les individus humains, mais aussi
les choses; si les hommes de l’époque actuelle se vantent de modifier le
monde dans une mesure de plus en plus large, et si effectivement tout y
devient de plus en plus « artificiel », c’est surtout dans ce sens
qu’ils entendent le modifier, en faisant porter toute leur activité sur
un domaine aussi strictement quantitatif qu’il est possible.
Du
reste, dès lors qu’on a voulu constituer une science toute
quantitative, il est inévitable que les applications pratiques qu’on
tire de cette science revêtent aussi le même caractère ; ce sont ces
applications dont l’ensemble est désigné, d’une façon générale, par le
nom d’« industrie », et l’on peut bien dire que l’industrie
moderne représente, à tous égards, le triomphe de la quantité, non
seulement parce que ses procédés ne font appel qu’à des connaissances
d’ordre quantitatif, et parce que les instruments dont elle
fait usage, c’est-à-dire proprement les machines, sont établis d’une
façon telle que les considérations qualitatives y interviennent aussi
peu que possible, et que les hommes qui les mettent en œuvre
sont réduits eux-mêmes à une activité toute mécanique, mais encore parce
que, dans les productions mêmes de cette industrie, la qualité est
entièrement sacrifiée à la quantité.
Quelques
remarques complémentaires sur ce sujet ne seront sans doute pas
inutiles; mais, avant d’y arriver, nous poserons encore une question sur
laquelle nous aurons à revenir par la suite : quoi qu’on pense de la
valeur des résultats de l’action que l’homme moderne exerce sur le
monde, c’est un fait, indépendant de toute appréciations, que cette
action réussit et que, au moins dans une certaine mesure, elle aboutit
aux fins qu’elle se propose ; si les hommes d’une autre époque avaient
agi de la même façon (supposition d’ailleurs toute « théorique » et
invraisemblable en fait, étant donnée les différences mentales existant
entre ces hommes et ceux d’aujourd’hui), les résultats obtenus
auraient-ils été les mêmes? En d’autres termes, pour que le
milieu terrestre se prête à une telle action, ne faut-il pas qu’il y
soit prédisposé en quelque sorte par les conditions cosmiques de la
période cyclique où nous en sommes présentement, c’est-à-dire
que, par rapport aux époques antérieures, il y ait dans la nature de ce
milieu quelque chose de changé ? Au point où nous en sommes de notre
exposé, il serait encore trop tôt pour préciser la nature de ce
changement, et pour le caractériser autrement que comme devant être une
sorte d’amoindrissement qualitatif, donnant plus de prise à tout ce qui
est du ressort de la quantité; mais ce que nous avons dit sur les
déterminations qualitatives du temps permet tout au moins d’en concevoir
déjà la possibilité, et de comprendre que les modifications
artificielles du monde, pour pouvoir se réaliser, doivent présupposer
des modifications naturelles auxquelles elles ne font que correspondre
et se conformer en quelque manière, en vertu même de la corrélation qui
existe constamment, dans la marche cyclique du temps, entre l’ordre
cosmique et l’ordre humain.
Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, René Guénon, éd. Gallimard, 1945, chap. VII L'uniformité contre l'unité
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