samedi 26 octobre 2019

"Joker" et les Signes des Temps


[…]« Il y a là comme une sorte d’«épidémie» psychique éminemment contagieuse, mais qui rentre trop bien dans le plan de subversion pour être «spontanée», et qui, comme toutes les autres manifestations du désordre moderne (y compris les révolutions que les naïfs croient aussi «spontanées»), suppose forcément une volonté consciente à son point de départ. »

Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, René Guénon, éd. Gallimard, 1945, chap. XXXVII La duperie des "prophéties", p. 249-250


Le film « Joker » réalisé par Todd Phillips raconte la genèse du personnage de DC Comic, ennemi de Batman. Accusé d'être violent, il est probable que certains craignent une justification de la violence envers les plus riches, en protestation au chaos social.

Arthur Fleck alias le Joker s'en est pris plein la gueule depuis l'enfance, son milieu familial est à l'image de la ville de Gotham où la violence et la corruption sévissent en même temps que les aides sociales se tarissent. Le personnage est montré comme étant le produit déglingué du système, la victime qui tente de garder le sourire malgré la misère, les humiliations et les coups. Sans trop spoiler le scénario, en assassinant des hommes dans le métro en cherchant à se défendre, il deviendra le symbole d'un mouvement de révolte à l’insu de son plein grès, ne sachant pas qu'il avait tué des banquiers de Wayne Enterprises, le père millionnaire du futur Batman et candidat pour les municipales. Thomas Wayne mettra la feu aux poudres en disant à la TV que le tueur devait être un gars jaloux de la fortune des jeunes banquiers, forcément ̶q̶u̶e̶l̶q̶u̶'̶u̶n̶ ̶q̶u̶i̶ ̶n̶'̶e̶s̶t̶ ̶r̶i̶e̶n̶ un clown.


Bien sûr on pense au mouvement des gilets jaunes et autres révoltes dans le monde (Pérou, Chili, Hong-Kong...) qui se multiplient et dont certains participants – au Liban par exemple - se griment déjà en Joker, faisant du masque de Guy Fawkes tiré du film «V pour Vendetta» un accessoire un peu has-been.

Si le clin d’œil au film des frères Wachowski tiré du comic d'Alan Moore est bien là, ce dernier avait d'ailleurs été accusé de faire l'apologie du terrorisme à l'époque. Cependant une autre référence plus subtile se cache lors de la scène de la projection ciné réservée à l'élite : «Les Temps modernes» de et avec Charlie Chaplin. À la fin de ce film de 1936, Charlot ramasse un drapeau qui tombe d'un camion, il le secoue tandis qu'une une masse de manifestants vient s'agglutiner derrière lui, devenant le porte étendard d'un mouvement révolutionnaire qui le dépasse complètement.

Dans « Joker », le public fortuné rit devant le film, sans se douter de ce qui couve. Comme une mise en abîme lors de la projection au Festival International du film de la Mostra de Venise, les spectateurs (probablement plus proches du milieu social de Wayne que du Joker) ont salué par une standing-ovation « Joker » et la performance de Joachin Phoenix.

J'ai apprécié l’œuvre de Todd Philips, pour le jeu de l'acteur principal et la critique des médias et du pouvoir, qui peut cependant flirter avec le populisme, car si l'on est bien sûr influencer par son milieu social et familial, je pense aussi qu'il ne peut excuser nos penchants destructeurs, à moins de nier le libre-arbitre.

OK ce n'est qu'un film, mais je pense que l'art est miroir de notre époque.

Comme le dit Hazukashi dans un de ses articles, « les artistes, les inventeurs, les sensibles, ceux qui perçoivent l’esprit du temps à la façon d’un sismographe. Hypersensibles et hypervigilants, ce sont des baromètres humains, des pylônes épongeant, accumulant toute l’énergie positive ou négative de leur époque pour la recracher sous des formes plus ou moins travaillées, plus ou moins conscientisées… »

Si « Joker » cartonne au ciné, c'est qu'il fait écho au « Zeitgeist »,
à la conjonction Saturne / Pluton (rejointe en 2020 par Jupiter) en Capricorne : le bordel mondialisé doit transmuter, les démons être exorcisés. Il faut intégrer l’énergie plutonienne et rien de mieux qu'un Scorpion (Joachin Phoenix est né le 28 octobre 1974) pour jouer le rôle principal de cette sombre histoire résonnant si bien avec notre actualité. Bien à l'abri dans une salle obscure chauffée, le public a un aperçu de ce qui doit advenir, sans lâcher ce confort dont nous appréhendons de plus en plus le côté éphémère. Rien n'est tout blanc, rien n'est tout noir, le refus du manichéisme a donné du bon, mais la déconstruction s'est emballée, les psychopathes deviennent des héros, les repères d'antan explosent, plus de foi, plus de femmes, plus d'hommes, plus de figure paternelle, ni maternelle d'ailleurs. Ça tâtonne dans le noir, mais c'est pas de notre faute si le propriétaire a vendu la dernière ampoule pour enrichir les copains. Si on se cogne où si l'on cogne, ce sera de la légitime défense. Et puis depuis le temps que l'on dit que ça va péter.

Dans les ténèbres, une autre attitude est possible : arrêter de bouger, éventuellement s’asseoir et être à l’affût du moindre bruit. Laisser ses yeux s'habituer à l'obscurité pour ensuite distinguer la moindre lueur menant vers une porte de sortie.

« Entre toutes les choses plus ou moins incohérentes qui s’agitent et se heurtent présentement, entre tous les « mouvements » extérieurs de quelque genre que ce soit, il n’y a donc nullement, au point de vue traditionnel ou même simplement « traditionaliste », à « prendre parti », suivant l’expression employée communément, car ce serait être dupe, et, les mêmes influences s’exerçant en réalité derrière tout cela, ce serait proprement faire leur jeu que de se mêler aux luttes voulues et dirigées invisiblement par elles ; le seul fait de « prendre parti » dans ces conditions constituerait donc déjà en définitive, si inconsciemment que ce fût, une attitude véritablement antitraditionnelle. »

René Guénon - Études Traditionnelles, octobre 1936. Tradition et traditionalisme