Extraits du livre "Pour une lecture profane des conflits" écrit par
Georges Corm, historien, consultant économique, financier international
et juriste libanais et ministre de l'économie du Liban au début des
années 2000.
Revenir aux techniques d'une politologie profane et multifactorielle des conflits (P. 24)
Une
politologie profane des conflits se doit de passer en revue tous les
facteurs qui ont pu donner naissance au conflit. C'est ce que l'on peut
appeler l'analyse multifactorielle qui décline les causes
démographiques, géographiques, économiques, politiques, historiques,
idéologiques et culturelles qui ont structuré un conflit.
Dans
ces causes, le religieux ou l'ethnique ou ce que l'on nomme les «
valeurs » ne sont qu'un sous-produit de l'un des facteurs, celui de la
culture ou de la civilisation, lequel d'ailleurs n'est jamais que
l'habillage des autres causes majeures du conflit, comme nous le verrons
ci-dessous.
Cependant, l'approche actuelle des
conflits ne met en avant que les différentes expressions du culturel,
notamment le religieux, pour mieux voiler les autres causes qui sont les
vraies clés d'explication du conflit et qu'à ce titre on peut appeler
les causes « profanes ».
[...]
La
géographie est aussi un facteur explicatif des conflits tout à fait
délaissé aujourd'hui, en dépit du fait que nous continuons d'employer
l'expression de conflits « géopolitiques ». Les observateurs et
analystes regardent d'ailleurs rarement une carte géographique
lorsqu'ils décrivent ou expliquent un conflit. Que l'Angleterre, située
dans le Nord de l'Europe ait réussi à dominer la Méditerranée, l'Océan
atlantique et l'Océan indien ne pose dans la plupart des manuels
d'histoire aucun problème, mais que la Russie tsariste ou bolchevique,
dont les frontières sont situées à bien peu de distances de la
Méditerranée a voulu y avoir un accès a toujours été dénoncé comme une
forme perverse d'impérialisme slave ou bolchevique. Aujourd'hui, que les
États-Unis, situés à 15 000 kilomètres du Moyen-Orient, y fassent la
loi et occupent l'Irak ne fait pas scandale, mais que l'Iran ou la
Syrie, puissances régionales importantes veulent y exercer une influence
et être entendues, cela est considéré comme un acte hostile et nous met
au bord de la guerre. Un autre exemple des aberrations auxquelles on
aboutit est celui de la Palestine. Les dirigeants occidentaux et
israéliens continuent de parler de la nécessité d'avoir deux États, mais
si l'on se donne la peine de jeter un simple coup d'œil à la carte des
implantations israéliennes en Cisjordanie occupée, on réalise
immédiatement que la naissance d'un tel État est une impossibilité
géographique.
[...]
Le besoin d'un ennemi massif pour maintenir des politiques impériales
Il
en est ainsi du besoin d'avoir un ennemi qui justifie le maintien d'un
surarmement et d'une influence internationale prédominante. C'est devenu
pratiquement une banalité de dire que les États-Unis, une fois le géant
soviétique disparu, ont éprouvé la nécessité de l'existence d'un nouvel
ennemi redoutable à l'échelle internationale, ce qui justifierait le
maintien de son leadership sur l'Europe et de nombreux pays du
tiers-monde. Les thèses sur la guerre de civilisation, le développement
des théories sur le terrorisme comme mal absolu ayant son foyer
principal dans le monde musulman et la religion islamique ont permis de
se forger un ennemi à la mesure des prétentions américaines de diriger
seul le monde et de le sauver des nouvelles forces du mal, apparues
sitôt le danger de la subversion communiste réduit à néant.
Ainsi,
l'OTAN, dont la seule raison d'être était la défense occidentale contre
la menace soviétique, loin de disparaître s'est renforcée. Le
terrorisme, plutôt que d'être combattu par les moyens classiques de
police et par la suppression progressive des causes qui peuvent
l'engendrer, a entraîné un déploiement militaire exceptionnel,
l'invasion et l'occupation de deux pays, ce qui, bien sûr, ne pouvait
que multiplier les conditions favorables à la prolifération du
terrorisme, ce qui a fait entrer l'instabilité du monde dans un cercle
vicieux qui l'autoperpétue et dont il ne sera pas facile de se
débarrasser.
Il y a là un phénomène sur lequel peu de
réflexions critiques sont développées. Signalons encore une fois ce
rapport de l'ONU qui fait du terrorisme dit transnational (entendez
islamique) la seule menace pesant sur le sort de l'humanité, sans même
s'interroger sur ses causes ou bien différencier les différents types de
terrorisme, dont certains restent exclusivement nationaux, cependant
que d'autres sont des actes légitimes de résistance à des occupations de
territoires par des armées étrangères.
[...]
La disparition des règles du droit international classique
Cette
disparition se manifeste par la manipulation qui est faite des règles
du droit international par l'hyperpuissance américaine et par la
soumission des Nations unies à cette manipulation. Les règles sont
aujourd'hui, plus que jamais dans l'histoire, appliquées avec deux poids
deux mesures suivant le pays concerné. S'il s'agit d'un pays dont le
gouvernement entend maintenir une ligne politique qui ne soit pas
alignée sur celle de l'OTAN, il encourt des sanctions que peut édicter
le Conseil de sécurité des Nations unies, où domine la volonté des
États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne. Cependant que s'il
s'agit d'un pays dont le gouvernement est un client de la puissance
américaine et de l'OTAN, ses infractions aux règles du droit
international resteront impunies.
Cette
manipulation de la règle de droit a des conséquences très graves sur la
stabilité du monde où elle instaure progressivement une loi de la jungle
; cependant qu'elle décrédibilise la notion même de règle de droit et
de démocratie.
[...]
La grille interprétative des conflits du Moyen-Orient mêle scandaleusement religion et politique (P. 104)
Pourtant,
après la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a pu croire que le monde
se débarrassait de cette hantise du religieux dans les relations internationales,
hantise qui est fonction, non seulement des intérêts de puissance des
États, mais aussi de la permanence de structures de pensée et de
vision
du monde imprégnées de lectures de l’Ancien Testament. En effet, au
Moyen-Orient, le mouvement nationaliste arabe luttant pour
l’indépendance des pays arabes, alors tous colonisés par la France ou
l’Angleterre, n’avait aucune coloration religieuse. Il en était de même
du Mouvement des Non Alignés, constitué en 1955 à Bandung, capitale de
l’Indonésie nouvellement indépendante, et qui regroupait tous les pays
du tiers monde nouvellement
indépendant. La rhétorique
revendicative du Mouvement à l’égard des pays industrialisés et
anciennement puissances coloniales, y compris celle de l’un de ses
principaux ténors, le chef de l’État égyptien, Jamal Abdel Nasser, ne
faisait jamais la moindre allusion à une religion ou à des valeurs
religieuses.
Elle n’expliquait pas plus le colonialisme ou la
lutte de libération nationale comme liés à des problèmes de civilisation
ou de valeurs culturelles et religieuses.
Bien au
contraire, le discours du Mouvement et des représentants de ses États
membres était articulé sur les grands principes de la philosophie des
Lumières et de la Révolution française. Profondément laïc dans son
essence, le discours était centré sur des problèmes de juste répartition
des richesses entre pays industrialisés et pays en développement, du
droit à la souveraineté des États sur leurs richesses naturelles, sur le
juste prix des matières premières et autres sujets profanes ne faisant
appel qu’aux principes universels de justice établis par les Lumières,
la Révolution française et la pensée kantienne.
Les facteurs ayant contribué à faire disparaître cette laïcité
(Synthèse tirée de la conférence de Georges Corm sur le sujet
"Globalisation et communautarisation du monde : quel futur pour la
laïcité ?)
Cet apport majeur à l’extension de la pensée
laïque dans le monde a cependant été très vite contré par une série de
facteurs adverses qui ont poussé à rétablir l’instrumentalisation des
valeurs religieuses dans la géopolitique internationale.
1) L’instrumentalisation des trois monothéismes dans la Guerre froide
Le premier de ces facteurs a été l’instrumentalisation des trois monothéismes juif,
chrétien
et musulman dans la Guerre froide pour contrer l’extension du
communisme dans le tiers monde et pour encourager la dissidence à
l’intérieur de l’URSS et des pays satellites. Les mouvements de
fondamentalismes religieux ont été encouragés partout, en particulier
dans les pays musulmans, cependant que les origines polonaises du pape
Jean-Paul II, ses convictions ardentes et sa forte personnalité ont
servi aussi de moyen de lutte contre l’URSS et les courants de pensée
marxisants dans le monde.
De même, l’État d’Israël devenu un
centre majeur de soutien au judaïsme s’est lui aussi mobilisé dans la
Guerre froide aux côtés des États-Unis.
Le sommet de cette
évolution a été atteint lorsque, après l’invasion de l’Afghanistan par
l’URSS, des dizaines de milliers de jeunes arabes et de jeunes musulmans
d’autres nationalités ont été entraînés militairement et
idéologiquement à aller mener la résistance à l’invasion soviétique, non
pas dans le cadre d’une aide à un mouvement de libération nationale,
mais dans celui du Djihad, ou de la guerre sainte contre les infidèles
marxistes et athées. Ce sont ces mêmes brigades de combattants
jihadistes qui seront ensuite envoyés en Bosnie, au Kosovo et en
Tchétchénie. C’est bien sûr d’elles qu’est issue la nébuleuse terroriste
d’Al Quaëda.
2) La multiplication des États à
prétention religieuse et la création d’une organisation internationale
basée sur le lien religieux
Un autre facteur qu’il faut
mettre en valeur ici est la multiplication des États du Moyen-Orient à
prétention religieuse, c’est-à-dire dont l’idéologie de constitution se
veut l’incarnation représentative d’une identité religieuse et des
valeurs qui en découlent. En fait, le premier de ces États a été celui
d’Arabie saoudite, créé en 1925, par une conquête territoriale violente
de très larges espaces de la péninsule Arabique que réalise une alliance
entre la famille des Saoud et les adeptes d’un penseur musulman
rigoriste, Mohammed Abdel Wahhab, fondateur du mouvement Wahhabite. La
montée progressive en puissance de cet État, puis son alliance étroite
avec la politique des États-Unis dans le monde et les énormes moyens
financiers de sa
fortune pétrolière ont fait du royaume saoudien
et du mouvement wahhabite, qui était resté très marginal en Islam jusque
dans les années soixante du
siècle dernier, une composante majeure du retour du religieux en politique internationale.
En
1947, la création de l’État du Pakistan par la sécession d’une large
partie des Indiens musulmans met sur l’échiquier international un second
État qui se définit par la religion de la majorité de ses citoyens. En
1969, le coup d’État militaire entraîne
l’élimination du président
Bhutto dont le tempérament était manifestement laïc. Le nouveau régime
met en application une forme radicale de la sharia islamique, celle même
que seul pratique le Royaume saoudien. En cette même année 1969, et
toujours dans le cadre de la Guerre froide et de la lutte contre le
communisme, un coup d’État militaire renverse en Indonésie le très laïc
et œcuménique président Ahmed Soekarno.
Le général Suharto qui lui
succède laisse faire une islamisation rampante de la vie politique de
ce pays, derrière laquelle il cache commodément le système de corruption
qui s’installe sous son égide. La même année aussi, au Soudan, le
Président Numeiry, socialiste et d’obédience nationaliste arabe
nassérienne laïque décide de mettre lui aussi en pratique la loi
coranique suivant le modèle saoudo-pakistanais. En cette même année
1969, l’Arabie saoudite, le Pakistan et le Maroc lancent l’idée d’un
regroupement des États musulmans dans une organisation internationale.
Ainsi est créée l’Organisation de la Conférence des États islamiques qui
se réunit tous les deux ans au niveau des chefs d’État. Cette
organisation qui ne suscite aucune protestation des pays occidentaux
laïcs se veut, en fait, un concurrent au Mouvement des Non Alignés et de
la Ligue Arabe, deux organisations internationales peu soumises aux
intérêts des États-Unis dans la Guerre froide.
Un an
après la création du Pakistan, le Moyen-Orient voit la naissance de
l’État d’Israël qui se définit suivant le désir du fondateur du
Mouvement sioniste, Théodore Herzl, comme l’État des juifs. Si le parti
travailliste dominant jusqu’en 1977 se considère comme un parti laïc,
les partis religieux ainsi que la droite expansionniste du Likoud
deviennent des acteurs majeurs de politique intérieure et amènent à une
judaïsation encore plus poussée
de la vie publique et de la
politique de l’État. L’État d’Israël se veut le défenseur du judaïsme et
des Juifs à l’échelle internationale ; il déclare Jérusalem, capitale
éternelle de l’État, ignorant la présence des lieux saints chrétiens et
musulmans et le plan de partage des Nations Unies qui prévoyait que
Jérusalem serait une ville ouverte, administrée internationalement.
Les
gouvernements occidentaux, compte tenu du génocide des communautés
juives d’Europe aux mains du régime nazi, acceptent de plus en plus que
l’État d’Israël soit placé au-dessus des principes du droit
international et du droit humanitaire, ce qui permet l’extension
continue des colonies de peuplement et l’oppression grandissante de la
population palestinienne qui l’accompagne nécessairement. À cette
population occupée depuis 1967 par l’armée israélienne, il est demandé
en fait d’arrêter toute forme de résistance et de protéger ses occupants
et les colonies de peuplement qu’il crée. Ici encore des considérations
religieuses amènent à mettre de côté les principes universels du droit.
Enfin,
en 1979, en Iran, éclate une révolution qui se définit elle-même comme
religieuse et se débarrasse à la fois du régime laïc du Chah d’Iran et
des deux très influents partis marxisants, le parti communiste Tudeh, et
celui des Moujahadeen Khalq. La révolution adopte un anti-impérialisme
vigoureux et une politique de redistribution des revenus. Son succès est
en partie attribuable au fait que ses dirigeants islamisent habilement
le discours et les vocabulaires, ce qui donne une résonance forte au
niveau populaire à cette révolution. La tonalité de ce discours qui
s’appuie sur le patrimoine de l’Islam d’obédience chiite, entraîne
évidemment une crispation identitaire encore plus forte dans l’Islam
saoudo-wahhabite dominant, qui a réussi presque partout à investir et
dominer les communautés sunnites arabes et non arabes.
On
ajoutera ici qu’en Méditerranée de l’Est, porte du Moyen-Orient, la
désintégration de la Yougoslavie en 1992 est une catastrophe dont nous
n’avons
pas encore mesuré toutes les conséquences, car celle-ci
s’effectue sur des bases et des considérations exclusivement religieuses
pour séparer des Serbes orthodoxes des Croates et Slovènes catholiques
ainsi que des Bosniaques ou des Kosovars musulmans dans une violence peu
commune, encouragée sans doute aucun par le silence de certains pays de
l’Union européenne, l’activisme militaire et politique d’autres en
faveur de ces divorces sanglants !
[...]
Arrêter la communautarisation du monde et la fragmentation des sociétés (P. 107)
Nous
sommes aujourd’hui à un tournant où il nous faut sauve garder les
valeurs républicaines et les sauver de la communautarisation qui
s’empare du monde depuis quelques décades par la façon aveugle dont
fonctionne la globalisation économique de pair avec l’affirmation de
l’unilatéralisme politique des États-Unis entraînant avec eux l’Union
européenne.
Il nous faut aussi sauvegarder les principes de la
morale kantienne qui sont établis indépendamment des valeurs religieuses
et métaphysiques et notamment de la théologie du salut monothéiste,
même lorsque cette dernière est sécularisée.
Il faut encore
sauvegarder le modèle de la société plurielle citoyenne de
l’envahissement du modèle de la société multiculturelle à
l’anglo-saxonne qui n’est le plus souvent qu’une agglomération de
ghettos particularistes.
Certes, beaucoup de modèles impériaux
dans l’histoire, de même que le modèle anglo-saxon actuel, préfèrent la
fragmentation à base communautaire, ethnique ou religieuse de l’aire
géographique de domination. Cela facilite le maintien, voir le
renforcement de la domination et le contrôle des communautés
satellisées, alors que des sociétés unies par un lien citoyen fort et
des valeurs républicaines à la française offrent des résistances
beaucoup plus fortes à ce type de domination qui utilise aujourd’hui la
globalisation économique sauvage pour s’affirmer.
Reconnaissons
ici que cette domination anglo-saxonne a aussi des aspects culturels non
négligeables. C’est eux qui rongent progressivement les conceptions de
la laïcité républicaine, car de nos jours, les notions d’«
intégration » et d’ « assimilation » au cœur de la problématique
citoyenne ont acquis mauvaise presse, même dans la culture française et
celle des pays francophones nourris des principes de la Révolution
française. Dans un monde où les flux migratoires sont devenus si
importants, peut-on, pourtant, renoncer à l’idéal citoyen en acceptant
les conceptions de la société multiculturelle, c’est-à-dire la
perpétuation, voir la reconstitution des communautés organiques,
l’envahissement de l’espace public par les spécificités ethniques et
religieuses, au détriment de l’espace citoyen, celui où se définit le
bien commun.
En fait, l’idéal kantien d’une société
cosmopolite ne peut advenir et prospérer qu’à partir d’espaces étatiques
structurés sur des cultures bien assimilées, sur une bonne intégration
de différentes catégories sociales dans cette culture et non sur un
patchwork ou assemblage hétéroclite de mœurs et de façon de vivre. La
société plurielle, forcément démocratique, est celle qui œuvre pour la
liberté de penser la cité politiquement et non point celle qui encourage
la liberté de communautariser la vie de la cité.
[...]
Certes,
la laïcité ne peut plus être un anticléricalisme militant ou feutré.
Ses partisans doivent accepter le débat théologico-politique avec les
partisans d’un rôle direct du religieux dans la vie de la cité et ses
valeurs, afin de démontrer les impasses auxquelles mène le fait de faire
jouer à la religion un rôle de marqueur identitaire majeur et de mêler
religion et politique dans la vision du monde. Beaucoup de laïcs croient
que leurs valeurs sont des valeurs issues exclusivement du monothéisme à
la nouvelle mode « judéo-chrétienne » et qu’elles s’opposent à des va
leurs dites « arabo-musulmanes ».
Ils sont tentés par ailleurs
et de façon paradoxale de verser dans ce que certains appellent un «
intégrisme de la République », tant est grand leur refus d’un dialogue
sérieux sur l’évolution politique du monde et leur méconnaissance des
changements de sensibilités culturelles en Orient comme en Occident. Ils
s’accrochent à des conceptions partielles et souvent périmées de la
laïcité jacobine pour justifier une islamophobie devenue rampante, tant
les pratiques politico-religieuses inspirées des idéologies d’État de
l’Arabie saoudite ou du Pakistan peuvent effectivement avoir des aspects
repoussants.
Le problème ici n’est pas tant la religion
musulmane elle-même qui, comme toutes les religions à caractère
universelle a eu des écoles théologiques innombrables, des exégèses
contradictoires du texte de la Révélation coranique, des pratiques
diverses et multiples suivant les époques et les milieux géographiques
ou les identités ethniques des peuples ayant adopté cette religion. Mais
bien plus tôt celui de réduire l’identité complexe que forge l’adhésion
à une religion à une seule pratique inspirée de politiques d’État.
Dans
le monde exalté et multiple que nous vivons, l’approche laïque des
problèmes doit développer sa connaissance des religions et des usage qui
en sont fait à des buts de puissance géopolitiques ou, plus
prosaïquement, à but de campagnes électorales dans tel ou tel pays.
[...]
La
laïcité sur ce plan se doit de sortir du carcan de la spécificité qui a
caractérisé son émergence historique, à savoir la rivalité des deux
pouvoirs temporels et spirituels et la lutte contre le monopole de la
définition du dogme religieux par l’Église romaine.
Elle doit se
hausser au niveau supérieur de la philosophie universaliste et humaniste
dont elle est issue et s’affirmer à nouveau comme le pilier majeur
d’une pratique d’essence démocratique. Elle doit donc rappeler qu’une
laïcité bien comprise est d’abord une doctrine de concorde civile à
l’intérieur des États, ainsi que dans les relations interétatiques ;
elle est aussi une doctrine qui protège l’individu de la dictature du
conformisme et des pressions psychologiques que peuvent exercer sur lui
les notabilités et dirigeants de sa communauté religieuse ou ethnique ;
elle est, par ailleurs une doctrine visant à préserver l’intégrité de la
religion et des valeurs spirituelles en les mettant à l’abri des
manipulations des hommes politiques dans la compétition pour le
pouvoir, de même qu’elle préserve l’intégrité de l’État en le mettant à
l’abri de ces manipulations du religieux.
Bien plus, faut-il
laisser faire la conception anglo-saxonne de la globalisation qui traite
du besoin religieux comme du besoin d’un produit de consommation ? Les
sociologues et politologues commencent, en effet, à évoquer un marché
des religions à compétition ouverte que justifie la globalisation. Le
prosélytisme religieux devient ainsi un phénomène courant. Celui-ci peut
susciter des réactions vives, des tensions sociales lorsque des moyens
financiers considérables sont à la dispositions des propagandistes de
religion ou de nouvelles églises ou de sectes. C’est le cas en
particulier des nouveaux évangélistes américains, des musulmans
d’obédience saoudo-wahhabites et d’autres groupes prosélytes.
[...]
La
philosophie politique laïque doit avoir le courage d’affirmer qu’au
Moyen-Orient, aucun conflit n’est susceptible de solution sans un
recours aux principes de laïcité.
Elle doit aussi oser prétendre
que ses principes sont les seuls qui peuvent constituer un antidote au
consumérisme effréné que la globalisation économique entraîne, car
seules des valeurs citoyennes fortes peuvent aider à arrêter le
réchauffement climatique qu’entraîne la boulimie de consommation
gaspilleuse d’énergie, d’eau et d’autres matières premières. La
discipline citoyenne que la laïcité implique peut seule, en effet,
amener les sociétés à accepter les efforts collectifs que nécessite un
changement de modèle économique qu’appellent les nécessités de réduire
les émissions de CO2.
Enfin, la laïcité est seule susceptible de
rétablir des repères moraux et éthiques universalisables, parce
qu’indépendants des croyances spirituelles et des besoins mystiques et
de transcendance de la nature humaine.
Dans ce contexte, la
laïcité mérite mieux que le regard dédaigneux et superficiel que lui
accordent ses détracteurs. Mais elle mérite aussi de ses adeptes une
ouverture d’esprit plus large, une culture politique et philosophique
plus étendue, et la conscience qu’une laïcité bien comprise est le
meilleur antidote aux fondamentalismes de natures diverses et à
l’autoritarisme social, politique et culturels, voir parfois le
totalitarisme, qu’ils impliquent.
Pour une lecture profane des conflits, Georges Corm, éd. La Découverte / Poche, 2012
Pour consulter d'autres extraits du livre : http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RIS_068_0025
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