samedi 26 avril 2014

Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps

René Guénon également connu sous le nom d'Abd al-Wâhid Yahyâ est né à Blois le 15 novembre 1886 et est mort au Caire en Égypte le 7 janvier 1951. Ces livres ont trait, principalement, à la métaphysique, à l'ésotérisme et à la critique du monde moderne.

Son œuvre oppose les civilisations restées fidèles à l'« esprit traditionnel » qui, selon lui, « n'a plus de représentant authentique qu'en Orient » à l'ensemble de la civilisation moderne, considérée comme déviée. Elle a modifié en profondeur la réception de l'ésotérisme en Occident dans la seconde moitié du XXe siècle, et a eu une influence marquante sur des auteurs aussi divers que Mircea Eliade, Hubert Benoit, Raymond Queneau ou encore André Breton. 


Source Wikipédia

L'"esprit moderne" obéirait au principe de l'entropie et serait le fruit d'une dégradation progressive de la "Tradition" dans le sens "Guénonien" du terme. Notre époque se rapprocherait de la copie inversée de ce qu'était le monde à l'origine de l'humanité : inversement des valeurs, prédominance du rationalisme et du matérialisme, culte du Veau d'Or et étouffement de toute spiritualité, séparation de l'homme et de la nature, développement du binôme division / uniformisation (opposés à celui de l'unité / division)...
Quoique nous fassions, nous sommes tous imprégnés de l'"esprit moderne" propre à la fin de l'ère du Kali Yuga, époque la plus éloignée de l'âge d'Or de la "Tradition" originelle et universelle d'avant l'Histoire connue (il y a + de 4 millions d'années) selon la cosmogonie hindoue 
Ce que Guénon appelle la "Tradition" est une sagesse immuable d'origine divine, une "Tradition Primordiale", transmise depuis l'origine de l'humanité et restaurée en partie par chaque fondateur d'une nouvelle religion, mais progressivement pervertie et détournée par les transmetteurs des religion et par l'évolution naturelle du monde. 
Cette "dégradation" (mot probablement impropre) fait dont partie du "plan", car comme le dit René Guénon page 7 du "Règne de la Quantité" : "Même les erreurs sont justifiées : car tout ce qui existe en quelque façon que ce soit, même l’erreur, a nécessairement sa raison d’être, et le désordre lui-même doit finalement trouver sa place parmi les éléments de l’ordre universel." 

Ce qui rappelle un peu la phrase du Christ (Mattieu 18 v7-11) : "Malheur au monde à cause des scandales ! Car il est nécessaire qu’il arrive des scandales; mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive !" 

Pour résumer, le bordel mondial est inévitable (pour aboutir à l'éveil des consciences?) et ce phénomène s'accélère comme le phénomène de la chute libre ; le tout est d'en être conscient et de ne pas pour autant soi-même un générateur de chaos par sa façon de vivre. Du moins, c'est comme ça que je comprends cette facette de la métaphysique de Guénon.

Parmi les ouvrages lus de l'auteur, la "Crise du monde moderne" et "Règne de la Quantité et les Signes des Temps" (écrits respectivement en 1927 et 1945) anticipent de manière très précise et impressionnante, l'état du monde dans lequel nous vivons en ce début de XXIe siècle.

Extrait du "Règne de la Quantité et les Signes des Temps" : 


La vérité est que cet esprit moderne, chez tous ceux qui en sont affectés à un degré quelconque, implique une véritable haine du secret et de tout ce qui y ressemble de près ou de loin, dans quelque domaine que ce soit ; [...] Au fond, le véritable secret, et d’ailleurs le seul qui ne puisse jamais être trahi d’aucune façon, réside uniquement dans l’inexprimable, qui est par là même incommunicable, et il y a nécessairement une part d’inexprimable dans toute vérité d’ordre transcendant ; c’est en cela que réside essentiellement, en réalité, la signification profonde du secret initiatique ; un secret extérieur quelconque ne peut jamais avoir que la valeur d’une image ou d’un symbole de celui-là, et aussi, parfois, celle d’une « discipline » qui peut n’être pas sans profit. Mais, bien entendu, ce sont là des choses dont le sens et la portée échappent entièrement à la mentalité moderne, et à l’égard desquelles l’incompréhension engendre tout naturellement l’hostilité ; du reste, le vulgaire éprouve toujours une peur instinctive de tout ce qu’il ne comprend pas, et la peur n’engendre que trop facilement la haine, même quand on s’efforce en même temps d’y échapper par la négation pure et simple de la vérité incomprise ; il y a d’ailleurs des négations qui ressemblent elles-mêmes à de véritables cris de rage, comme par exemple celles des soi-disant « libres-penseurs » à l’égard de tout ce qui se rapporte à la religion.

La mentalité moderne est donc ainsi faite qu’elle ne peut souffrir aucun secret ni même réserve ; de telles choses, puisqu’elle en ignore les raisons, ne lui apparaissent d’ailleurs que comme des « privilèges » établis au profit de quelques-uns, et elle ne peut non plus souffrir aucune supériorité ; si on voulait entreprendre de lui expliquer que ces soi-disant « privilèges » ont en réalité leur fondement dans la nature même des êtres, ce serait peine perdue, car c’est précisément là ce que nie obstinément son « égalitarisme ». Non seulement elle se vante, bien à tort d’ailleurs, de supprimer tout « mystère » par sa science et sa philosophie exclusivement « rationnelles » et mises « à la portée de tout le monde » ; mais encore cette horreur du « mystère » va si loin, dans tous les domaines, qu’elle s’étend même jusqu’à ce qu’on est convenu d’appeler la « vie ordinaire ».
Pourtant, un monde où tout serait devenu « public » aurait un caractère proprement monstrueux ; nous disons « serait », car, en fait, nous n’en sommes pas encore tout à fait là malgré tout, et peut-être même cela ne sera-t-il jamais complètement réalisable, car il s’agit encore ici d’une « limite » ; mais il est incontestable que, de tous les côtés, on vise actuellement à obtenir un tel résultat, et, à cet égard, on peut remarquer que nombre d’adversaires apparents de la « démocratie » ne font en somme qu’en pousser encore plus loin les conséquences s’il est possible, parce qu’ils sont, au fond, tout aussi pénétrés de l’esprit moderne que ceux-là mêmes à qui ils veulent s’opposer. Pour amener les hommes à vivre entièrement « en public », on ne se contente pas de les rassembler en « masse » à toute occasion et sous n’importe quel prétexte ; on veut encore les loger, non pas seulement dans des « ruches » comme nous le disions précédemment, mais littéralement dans des « ruches de verre », disposées d’ailleurs de telle façon qu’il ne leur sera possible d’y prendre leurs repas qu’ »en commun » ; les hommes qui sont capables de se soumettre à une telle existence sont vraiment tombés à un niveau « infrahumain », au niveau, si l’on veut, d’insectes tels que les abeilles et les fourmis ; et on s’efforce du reste, par tous les moyens, de les « dresser » à n’être pas plus différents entre eux que ne le sont les individus de ces espèces animales, si ce n’est même moins encore.
[...] La haine du secret, au fond, n’est pas autre chose qu’une des formes de la haine pour tout ce qui dépasse le niveau « moyen », et aussi pour tout ce qui s’écarte de l’uniformité qu’on veut imposer à tous ; et pourtant il y a, dans le monde moderne lui-même, un secret qui est mieux gardé que tout autre : c’est celui de la formidable entreprise de suggestion qui a produit et qui entretient la mentalité actuelle, et qui l’a constituée et, pourrait-on dire, « fabriquée » de telle façon qu’elle ne peut qu’en nier l’existence et même la possibilité, ce qui, assurément est bien le meilleur moyen, et un moyen d’une habileté vraiment « diabolique », pour que ce secret ne puisse jamais être découvert.


Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, René Guénon, éd. Gallimard, 1945, chap. XII La Haine du Secret, p. 88
 

samedi 19 avril 2014

"Nature et spiritualité" de Jean-Marie Pelt (Extrait)

La Réforme conduite par Calvin devait cependant aboutir en Angleterre à une forme de christianisme plus austère, le puritanisme. Les puritains anglais critiquaient les vestiges de la tradition catholique dans l’Église anglicane. Ils regrettaient que ses ornements et ses rituels rappelassent par trop les catholiques. Hostiles aux traditions, à la sentimentalité, au luxe, à l’irrationnel qu’ils considéraient comme aussi inefficace qu’inutile, ils revendiquaient un culte sans apparat, une morale stricte allant jusqu’à contester les divertissements dominicaux. Persuadés de vivre au plus près des pratiques des premiers chrétiens, ils avaient conscience de constituer une élite au cœur des religions anglicanes et même réformées.

Mais ils furent à leur tour contestés en Angleterre pour la vigueur avec laquelle ils défendaient leurs idées. Au milieu du XVIIe siècle, ils émigrèrent en Amérique du Nord sous le nom de « pères pèlerins ». On se souvient de la célèbre épopée du Mayflower, lorsqu’ils débarquèrent en novembre 1620 sur la côte est des États-Unis. Puis d’autres vagues suivirent. Un puissant idéal messianique les animait. Ils ne se considéraient pas moins que le peuple élu de dieu, le nouvel Israël dont l’Amérique était la Nouvelle Jérusalem. Du coup, ils traitèrent avec mépris les Indiens, considérés comme les survivants d’une race maudite. C’est de ces puritains que traite Max Weber dans son célèbre essai ("l'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme").

Ils ne condamnent nullement la richesse. Ils n’en font cependant pas étalage et ne lui reconnaissent de valeur morale que si, favorable au développement des entreprises, elle s’investit dans le capital. Quelle meilleure définition du capitalisme : par un glissement sémantique très suggestif, les biens… c’est le Bien ! La pauvreté, le malheur, le Mal.

Ce capitalisme puritain, à l’origine du grand capitalisme américain, n’est pas ostentatoire, afin de ne point susciter de jalousies. Il se veut moral. De puissantes et discrètes fondations humanitaires sont créées. Rien de comparable avec le capitalisme financier et spéculatif d’aujourd’hui où l’on achète et revend des entreprises dans le seul but de réaliser immédiatement un maximum de profit et dans le plus parfait mépris des salariés, simple variable d’ajustement dans les bilans. Ce capitalisme-là est parfaitement immoral, mais une attitude prédatrice à l’échelle planétaire. Il a réussi ce tour de force d’instaurer pour la première fois dans l’histoire une seule et unique civilisation : celle de l’argent.

Pour ces puritains, le succès professionnel est le signe d’une élection divine dont bénéficient tout naturellement les membres du nouvel Israël. Ils actualisent une idée très présente dans l’Ancien Testament, selon laquelle la richesse est un don de Dieu ; mais une idée qui s’inscrit précisément en rupture avec les fondements du christianisme où il est beaucoup plus question d’humilité, de douceur, de sobriété et d’abandon entre les mains de la Providence.

Voici donc que s’esquisse un étonnant parallélisme entre le judaïsme et le puritanisme protestant américain. Un parallélisme dont témoigne toujours notre époque. On sait en effet les étroites convergences entre une fraction du protestantisme américain, parfaitement représentée par la sensibilité religieuse d’un George Bush, et l’élite du judaïsme de ce pays. Ne sont-ils pas étroitement associés à la lutte contre l’ « axe du Mal » ? Les plus prosélytes des évangélistes rêvent, contre toute logique, de conquêtes et de conversions en terres d’Islam, affirmant, parfois sans mesure, les droits d’Israël, mais en se montrant moins regardants sur les devoirs de cet État à l’égard des Palestiniens. Autre parallélisme : entre le refoulement par les uns des Indiens d’Amérique hors de leur sol et, par les autres, des populations palestiniennes dans des enclaves qui n’ont plus rien d’un État.

Dans la perspective développée par Max Weber la conciliation de Dieu et de l’argent va plus loin encore, puisque sur le billet vert, le dollar, figure l’invocation du nom du Très-Haut. Étrange rabibochage de Dieu et de Mammon !

L’ordre marchand cher à Jacques Attali est allé de succès en succès, de « cœur en cœur ». C’est le mot qu’il utilise pour mettre en lumière sa progression de cité en cité : Bruges d’abord, connaissant son apogée au XIIIe siècle puis déclinant tandis que le relais était pris par d’autres : Venise, puis dans l’ordre, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, Boston, New York et aujourd’hui Los Angeles, capitale des nouvelles technologies qui désormais dominent le monde.
Les philosophes des Lumières qui firent rayonner la France au XVIIIe siècle relaient les valeurs de ce qu’on appelle désormais le capitalisme. La « bonne Nature », celle de Rousseau, est généreuse, qui prodigue en abondance ses bienfaits aux hommes afin qu’ils puissent vivre confortablement, se procurer des ressources, réduire au maximum leurs contraintes, faire de la terre un inépuisable réservoir de richesses. Deux siècles plus tôt, les conquistadores espagnols n’avaient-ils pas ramené par galions entiers l’or du Pérou ? Les richesses étant considérées comme infinies, et la liberté de les acquérir comme inaliénable, un lien étroit s’établit entre le monde des marchands et l’idéologie de la liberté : l’idéologie libérale. La nature n’est plus alors perçue comme source d’émotion, d’émerveillement et de contemplation, mais comme source d’enrichissement. On vante la « production de richesses », expression à la mode dans le vocabulaire libéral, quitte à ce que les ressources pour les produire s’épuisent. Tel est déjà l’enjeu majeur de l’économie de ce XVIIIe siècle où le libéralisme va bientôt s’avérer utopique.


Jean-Marie Pelt, Nature et spiritualité, p. 179 - Ed. Le Livre de poche.

Photo prise à Nyons le 27 mai 2011 à l'occasion d'une conférence du célèbre écologiste-botaniste Jean-Marie Pelt, sur les thèmes de l'écologie et de la solidarité.