samedi 19 avril 2014

"Nature et spiritualité" de Jean-Marie Pelt (Extrait)

La Réforme conduite par Calvin devait cependant aboutir en Angleterre à une forme de christianisme plus austère, le puritanisme. Les puritains anglais critiquaient les vestiges de la tradition catholique dans l’Église anglicane. Ils regrettaient que ses ornements et ses rituels rappelassent par trop les catholiques. Hostiles aux traditions, à la sentimentalité, au luxe, à l’irrationnel qu’ils considéraient comme aussi inefficace qu’inutile, ils revendiquaient un culte sans apparat, une morale stricte allant jusqu’à contester les divertissements dominicaux. Persuadés de vivre au plus près des pratiques des premiers chrétiens, ils avaient conscience de constituer une élite au cœur des religions anglicanes et même réformées.

Mais ils furent à leur tour contestés en Angleterre pour la vigueur avec laquelle ils défendaient leurs idées. Au milieu du XVIIe siècle, ils émigrèrent en Amérique du Nord sous le nom de « pères pèlerins ». On se souvient de la célèbre épopée du Mayflower, lorsqu’ils débarquèrent en novembre 1620 sur la côte est des États-Unis. Puis d’autres vagues suivirent. Un puissant idéal messianique les animait. Ils ne se considéraient pas moins que le peuple élu de dieu, le nouvel Israël dont l’Amérique était la Nouvelle Jérusalem. Du coup, ils traitèrent avec mépris les Indiens, considérés comme les survivants d’une race maudite. C’est de ces puritains que traite Max Weber dans son célèbre essai ("l'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme").

Ils ne condamnent nullement la richesse. Ils n’en font cependant pas étalage et ne lui reconnaissent de valeur morale que si, favorable au développement des entreprises, elle s’investit dans le capital. Quelle meilleure définition du capitalisme : par un glissement sémantique très suggestif, les biens… c’est le Bien ! La pauvreté, le malheur, le Mal.

Ce capitalisme puritain, à l’origine du grand capitalisme américain, n’est pas ostentatoire, afin de ne point susciter de jalousies. Il se veut moral. De puissantes et discrètes fondations humanitaires sont créées. Rien de comparable avec le capitalisme financier et spéculatif d’aujourd’hui où l’on achète et revend des entreprises dans le seul but de réaliser immédiatement un maximum de profit et dans le plus parfait mépris des salariés, simple variable d’ajustement dans les bilans. Ce capitalisme-là est parfaitement immoral, mais une attitude prédatrice à l’échelle planétaire. Il a réussi ce tour de force d’instaurer pour la première fois dans l’histoire une seule et unique civilisation : celle de l’argent.

Pour ces puritains, le succès professionnel est le signe d’une élection divine dont bénéficient tout naturellement les membres du nouvel Israël. Ils actualisent une idée très présente dans l’Ancien Testament, selon laquelle la richesse est un don de Dieu ; mais une idée qui s’inscrit précisément en rupture avec les fondements du christianisme où il est beaucoup plus question d’humilité, de douceur, de sobriété et d’abandon entre les mains de la Providence.

Voici donc que s’esquisse un étonnant parallélisme entre le judaïsme et le puritanisme protestant américain. Un parallélisme dont témoigne toujours notre époque. On sait en effet les étroites convergences entre une fraction du protestantisme américain, parfaitement représentée par la sensibilité religieuse d’un George Bush, et l’élite du judaïsme de ce pays. Ne sont-ils pas étroitement associés à la lutte contre l’ « axe du Mal » ? Les plus prosélytes des évangélistes rêvent, contre toute logique, de conquêtes et de conversions en terres d’Islam, affirmant, parfois sans mesure, les droits d’Israël, mais en se montrant moins regardants sur les devoirs de cet État à l’égard des Palestiniens. Autre parallélisme : entre le refoulement par les uns des Indiens d’Amérique hors de leur sol et, par les autres, des populations palestiniennes dans des enclaves qui n’ont plus rien d’un État.

Dans la perspective développée par Max Weber la conciliation de Dieu et de l’argent va plus loin encore, puisque sur le billet vert, le dollar, figure l’invocation du nom du Très-Haut. Étrange rabibochage de Dieu et de Mammon !

L’ordre marchand cher à Jacques Attali est allé de succès en succès, de « cœur en cœur ». C’est le mot qu’il utilise pour mettre en lumière sa progression de cité en cité : Bruges d’abord, connaissant son apogée au XIIIe siècle puis déclinant tandis que le relais était pris par d’autres : Venise, puis dans l’ordre, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, Boston, New York et aujourd’hui Los Angeles, capitale des nouvelles technologies qui désormais dominent le monde.
Les philosophes des Lumières qui firent rayonner la France au XVIIIe siècle relaient les valeurs de ce qu’on appelle désormais le capitalisme. La « bonne Nature », celle de Rousseau, est généreuse, qui prodigue en abondance ses bienfaits aux hommes afin qu’ils puissent vivre confortablement, se procurer des ressources, réduire au maximum leurs contraintes, faire de la terre un inépuisable réservoir de richesses. Deux siècles plus tôt, les conquistadores espagnols n’avaient-ils pas ramené par galions entiers l’or du Pérou ? Les richesses étant considérées comme infinies, et la liberté de les acquérir comme inaliénable, un lien étroit s’établit entre le monde des marchands et l’idéologie de la liberté : l’idéologie libérale. La nature n’est plus alors perçue comme source d’émotion, d’émerveillement et de contemplation, mais comme source d’enrichissement. On vante la « production de richesses », expression à la mode dans le vocabulaire libéral, quitte à ce que les ressources pour les produire s’épuisent. Tel est déjà l’enjeu majeur de l’économie de ce XVIIIe siècle où le libéralisme va bientôt s’avérer utopique.


Jean-Marie Pelt, Nature et spiritualité, p. 179 - Ed. Le Livre de poche.

Photo prise à Nyons le 27 mai 2011 à l'occasion d'une conférence du célèbre écologiste-botaniste Jean-Marie Pelt, sur les thèmes de l'écologie et de la solidarité.

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