dimanche 21 décembre 2014

Soumission à la volonté divine

« Rappelons encore, à ce propos, que le sens propre du mot Islâm est « soumission à la Volonté divine » (1) ; c’est pourquoi il est dit, dans certains enseignements ésotériques, que tout être est muslim, en ce sens qu’il n’en est évidemment aucun qui puisse se soustraire à cette Volonté, et que, par conséquent, chacun occupe nécessairement la place qui lui est assignée dans l’ensemble de l’Univers. La distinction des êtres en « fidèles » (mûminîn) et « infidèles » (kuffâr) (2) consiste donc seulement en ce que les premiers se conforment consciemment et volontairement à l’ordre universel, tandis que, parmi les seconds, il en est qui n’obéissent à la loi que contre leur gré, et d’autres qui sont dans l’ignorance pure et simple. Nous retrouvons ainsi les trois catégories d’êtres que nous venons d’avoir à envisager ; les « fidèles » sont ceux qui suivent le « chemin droit », qui est le lieu de la « paix », et leur conformité au Vouloir universel fait d’eux les véritables collaborateurs du « plan divin ». »
 
NOTES : (1) Voir « Le Roi du Monde », ch. VI ; nous avons signalé alors l’étroite parenté de ce mot avec ceux qui désignent le « salut » et la « paix » (Es-salâm). (2) Cette distinction ne concerne pas seulement les hommes, car elle est appliquée aussi aux Jinns par la tradition islamique ; en réalité, elle est applicable à tous les êtres.

[René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, chap. XXV - L’arbre et le serpent]

samedi 13 décembre 2014

Le concept de Tradition selon René Guénon / Abd al-Wâhid Yahyâ

Il convient de comprendre ce que signifie ce concept de tradition généralement nié, dénaturé ou méconnu.

Il ne s'agit pas de couleur locale, de coutumes populaires, ni de mœurs curieuses collectionnées par les folkloristes, mais de l'origine même des choses. La tradition est la transmission d'un ensemble de moyens consacrés qui facilitent la prise de conscience de principes immanents d'ordre universel, puisque l'homme ne s'est pas donné à lui-même ses raisons de vivre. L'idée la plus proche, la plus capable d'évoquer ce que le mot signifie, serait celle d'une filiation spirituelle de maître à disciple, d'une influence formatrice analogue à la vocation ou à l'inspiration, aussi consubstantielle à l'esprit que l’hérédité au corps. Il s'agit là d'une connaissance intérieure, coexistante à la vie, d'une coexistence, et en même temps d'une conscience supérieure reconnue comme telle, d'une co-science, à ce point inséparable de la personne qu'elle naît avec elle et constitue sa raison d'être. A ce point de vue, l'être est complètement ce qu'il transmet, il n'existe que par ce qu'il transmet et dans la mesure où il transmet.

Indépendance et individualité apparaissent comme des réalités relatives qui témoignent d'un éloignement progressif et d'une déchéance continue à partir d'un état extensif de sagesse originelle, parfaitement compatible avec une économie archaïque. Cet état originel peut être représenté par le concept de centre primordial dont le Paradis Terrestre de la tradition hébraïque constitue un des symboles, étant compris que cet état, cette tradition et ce centre constituent trois expressions de la même réalité. Grâce à cette tradition antérieure à l'histoire, la connaissance des principes a été, dès l'origine, un bien commun à l'humanité qui s'est ensuite épanouie dans les formes les plus hautes et les plus parfaites des théologies de la période historique. Mais une déchéance naturelle, génératrice de spécialisation et d’obscuration, a creusé un hiatus croissant entre le message, ceux qui le transmettent et ceux qui le reçoivent. Une explication devint de plus en plus nécessaire, une polarité apparut entre l'aspect extérieur, rituel, littéral et le sens originel, devenu intérieur, c'est à dire obscur et incompris. En Occident cet aspect extérieur prit en général une forme religieuse. Destinée à la foule des fidèles, la doctrine s'est scindée en trois éléments, un dogme pour l'intelligence, une morale pour l'âme et des rites pour le corps.

Pendant ce temps, et à l'opposé, le sens profond devenu ésotérique se résorbait de plus en plus dans des aspects si obscurs qu'il fallut recourir aux exemples parallèles des spiritualités orientales pour reconnaître leur cohérence et leur validité.

Luc Benoît - " L'Ésotérisme ", Que Sais-je ?

L'uniformité contre l'unité

L’uniformité, pour être possible, supposerait des êtres dépourvus de toutes qualités et réduits à n’être que de simples « unités » numériques ; et c’est aussi qu’une telle uniformité n’est jamais réalisable en fait, mais que tous les efforts faits pour la réaliser, notamment dans le domaine humain, ne peuvent avoir pour résultat que de dépouiller plus ou moins complètement les êtres de leurs qualités propres, et ainsi de faire d’eux quelque chose qui ressemble autant qu’il est possible à de simples machines, car la machine, produit typique du monde moderne, est bien ce qui représente, au plus haut degré qu’on ait encore pu atteindre, la prédominance de la quantité sur la qualité.

C’est bien à cela que tendent, au point de vue proprement social, les conceptions « démocratiques » et « égalitaires », pour lesquelles tous les individus sont équivalents entre eux, ce qui entraîne cette supposition absurde que tous doivent être également aptes à n’importe quoi ; cette « égalité » est une chose dont la nature n’offre aucun exemple, pour les raisons mêmes que nous venons d’indiquer, puisqu’elle ne serait rien d’autre qu’une complète similitude entre les individus ; mais il est évident que, au nom de cette prétendue « égalité » qui est un des « idéaux » à rebours les plus chers au monde moderne, on rend effectivement les individus aussi semblables entre eux que la nature le permet, et cela tout d’abord en prétendant imposer à tous une éducation uniforme. Il va de soi que, comme malgré tout on ne peut pas supprimer entièrement la différence des aptitudes, cette éducation ne donnera pas pour tous exactement les mêmes résultats ; mais il n’est pourtant que trop vrai que, si elle est incapable de donner à certains individus des qualités qu’ils n’ont pas, elle est par contre très susceptible d’étouffer chez les autres toutes les possibilités qui dépassent le niveau commun ; c’est ainsi que le « nivellement » s’opère toujours par en bas, et d’ailleurs il ne peut pas s’opérer autrement, puisqu’il n’est lui-même qu’une expression de la tendance vers le bas, c’est-à-dire vers la quantité pure qui se situe plus bas que toute manifestation corporelle, non seulement au-dessous du degré occupé par les êtres vivants les plus rudimentaires, mais encore au-dessous de ce que nos contemporains sont convenus d’appeler la « matière brute », et qui pourtant, puisqu’il se manifeste aux sens, est encore loin d’être entièrement dénué de toute qualité.

L’Occidental moderne ne se contente d’ailleurs pas d’imposer chez lui un tel genre d’éducation ; il veut aussi l’imposer aux autres, avec tout l’ensemble de ses habitudes mentales et corporelles, afin d’uniformiser le monde entier, dont, en même temps, il uniformise aussi jusqu’à l’aspect extérieur par la diffusion des produits de son industrie. La conséquence, paradoxale en apparence seulement, c’est que le monde est d’autant moins « unifié », au sens réel de ce mot, qu’il devient ainsi plus uniformisé ; cela est tout naturel au fond, puisque le sens où il est entraîné est, comme nous l’avons déjà dit, celui où la « séparativité » va en s’accentuant de plus en plus; mais nous voyons apparaître ici le caractère « parodique » qui se rencontre si souvent dans tout ce qui est spécifiquement moderne. En effet, tout en allant directement à l’encontre de la véritable unité, puisqu’elle tend à réaliser ce qui en est le plus éloigné, cette uniformisation en présente comme une sorte de caricature, et cela en raison du rapport analogique par lequel, comme nous l’avons indiqué dès le début, l’unité elle-même se reflète inversement dans les « unités » qui constituent la quantité pure.

C’est cette inversion même qui nous permettait de parler tout à l’heure d’« idéal » à rebours, et l’on voit qu’il faut l’entendre effectivement dans un sens très précis; ce n’est pas, d’ailleurs, que nous éprouvions si peu que ce soit le besoin de réhabiliter ce mot d’« idéal » qui sert à peu près indifféremment à tout chez les modernes, et surtout à masquer l’absence de tout principe véritable, et dont on abuse tellement qu’il a fini par être complètement vide de sens ; mais du moins nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que, suivant sa dérivation même, il devrait marquer une certaine tendance vers l’« idée » entendue dans une acception plus ou moins platonicienne, c’est-à-dire en somme vers l’essence et vers le qualitatif, si vaguement qu’on le conçoive, alors que le plus souvent, comme dans le cas dont il s’agit ici, il est pris en fait pour désigner ce qui en est exactement le contraire.
Nous disions qu’il y a tendance à uniformiser non seulement les individus humains, mais aussi les choses; si les hommes de l’époque actuelle se vantent de modifier le monde dans une mesure de plus en plus large, et si effectivement tout y devient de plus en plus « artificiel », c’est surtout dans ce sens qu’ils entendent le modifier, en faisant porter toute leur activité sur un domaine aussi strictement quantitatif qu’il est possible.

Du reste, dès lors qu’on a voulu constituer une science toute quantitative, il est inévitable que les applications pratiques qu’on tire de cette science revêtent aussi le même caractère ; ce sont ces applications dont l’ensemble est désigné, d’une façon générale, par le nom d’« industrie », et l’on peut bien dire que l’industrie moderne représente, à tous égards, le triomphe de la quantité, non seulement parce que ses procédés ne font appel qu’à des connaissances d’ordre quantitatif, et parce que les instruments dont elle fait usage, c’est-à-dire proprement les machines, sont établis d’une façon telle que les considérations qualitatives y interviennent aussi peu que possible, et que les hommes qui les mettent en œuvre sont réduits eux-mêmes à une activité toute mécanique, mais encore parce que, dans les productions mêmes de cette industrie, la qualité est entièrement sacrifiée à la quantité.

Quelques remarques complémentaires sur ce sujet ne seront sans doute pas inutiles; mais, avant d’y arriver, nous poserons encore une question sur laquelle nous aurons à revenir par la suite : quoi qu’on pense de la valeur des résultats de l’action que l’homme moderne exerce sur le monde, c’est un fait, indépendant de toute appréciations, que cette action réussit et que, au moins dans une certaine mesure, elle aboutit aux fins qu’elle se propose ; si les hommes d’une autre époque avaient agi de la même façon (supposition d’ailleurs toute « théorique » et invraisemblable en fait, étant donnée les différences mentales existant entre ces hommes et ceux d’aujourd’hui), les résultats obtenus auraient-ils été les mêmes? En d’autres termes, pour que le milieu terrestre se prête à une telle action, ne faut-il pas qu’il y soit prédisposé en quelque sorte par les conditions cosmiques de la période cyclique où nous en sommes présentement, c’est-à-dire que, par rapport aux époques antérieures, il y ait dans la nature de ce milieu quelque chose de changé ? Au point où nous en sommes de notre exposé, il serait encore trop tôt pour préciser la nature de ce changement, et pour le caractériser autrement que comme devant être une sorte d’amoindrissement qualitatif, donnant plus de prise à tout ce qui est du ressort de la quantité; mais ce que nous avons dit sur les déterminations qualitatives du temps permet tout au moins d’en concevoir déjà la possibilité, et de comprendre que les modifications artificielles du monde, pour pouvoir se réaliser, doivent présupposer des modifications naturelles auxquelles elles ne font que correspondre et se conformer en quelque manière, en vertu même de la corrélation qui existe constamment, dans la marche cyclique du temps, entre l’ordre cosmique et l’ordre humain.

Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, René Guénon, éd. Gallimard, 1945, chap. VII L'uniformité contre l'unité