jeudi 27 août 2015

Le Verbe et le Symbole


" Ce n’est pas sans raison qu’on a pu rappeler à propos de symbolisme les premiers mots de l’Évangile de saint Jean : « Au commencement était le Verbe. » Le Verbe, le Logos, est à la fois Pensée et Parole : en soi, Il est l’Intellect divin, qui est le « lieu des possibles » ; par rapport à nous, Il se manifeste et s’exprime par la Création, où se réalisent dans l’existence actuelle certains de ces mêmes possibles qui, en tant qu’essences, sont contenus en Lui de toute éternité. 

La Création est l’œuvre du Verbe ; elle est aussi, et par là même, sa manifestation, son affirmation extérieure ; et c’est pourquoi le monde est comme un langage divin pour ceux qui savent le comprendre : Cæli enarrant gloriam Dei (Ps. XIX, 2). (…),toute signification devant avoir à l’origine son fondement dans quelque convenance ou harmonie naturelle entre le signe et la chose signifiée.

Si le Verbe est Pensée à l’intérieur et Parole à l’extérieur, et si le monde est l’effet de la Parole divine proférée à l’origine des temps, la nature entière peut être prise comme un symbole de la réalité surnaturelle. Tout ce qui est, sous quelque mode que ce soit, ayant son principe dans l’Intellect divin, traduit ou représente ce principe à sa manière et selon son ordre d’existence ; et, ainsi, d’un ordre à l’autre, toutes choses s’enchaînent et se correspondent pour concourir à l’harmonie universelle et totale, qui est comme un reflet de l’Unité divine elle-même. 

Cette correspondance est le véritable fondement du symbolisme et c’est pourquoi les lois d’un domaine inférieur peuvent toujours être prises pour symboliser les réalités d’un ordre supérieur, où elles ont leur raison profonde, qui est à la fois leur principe et leur fin. "

[ René Guénon - Symboles de la Science sacrée, René Guénon, éd. Gallimard, 1962 - Le Verbe et le Symbole, P. 15 - 19 ]

Pour lire le chapitre dans son intégralité. 

Le passage en gras a attiré mon attention car j'y perçois l'explication du phénomène astrologique : 

" Tout ce qui est, sous quelque mode que ce soit, ayant son principe dans l’Intellect divin, traduit ou représente ce principe à sa manière et selon son ordre d’existence ; et, ainsi, d’un ordre à l’autre, toutes choses s’enchaînent et se correspondent pour concourir à l’harmonie universelle et totale, qui est comme un reflet de l’Unité divine elle-même." 

Ce processus s'apparente à l'ADN dont l'information est présente dans chacune de nos cellules. Je fais également un lien avec la définition d'un hologramme : " L'information de la totalité de la scène est distribuée sur toute la surface de l'hologramme. Un petit morceau d'un hologramme permet de reconstituer toute l'image ". 
(Source : Wikipédia)

dimanche 23 août 2015

"Pour une lecture profane des conflits" de Georges Corm (Extraits)

Extraits du livre "Pour une lecture profane des conflits" écrit par Georges Corm, historien, consultant économique, financier international et juriste libanais et ministre de l'économie du Liban au début des années 2000.

Revenir aux techniques d'une politologie profane et multifactorielle des conflits (P. 24) 

Une politologie profane des conflits se doit de passer en revue tous les facteurs qui ont pu donner naissance au conflit. C'est ce que l'on peut appeler l'analyse multifactorielle qui décline les causes démographiques, géographiques, économiques, politiques, historiques, idéologiques et culturelles qui ont structuré un conflit.

Dans ces causes, le religieux ou l'ethnique ou ce que l'on nomme les « valeurs » ne sont qu'un sous-produit de l'un des facteurs, celui de la culture ou de la civilisation, lequel d'ailleurs n'est jamais que l'habillage des autres causes majeures du conflit, comme nous le verrons ci-dessous.

Cependant, l'approche actuelle des conflits ne met en avant que les différentes expressions du culturel, notamment le religieux, pour mieux voiler les autres causes qui sont les vraies clés d'explication du conflit et qu'à ce titre on peut appeler les causes « profanes ».

[...]

La géographie est aussi un facteur explicatif des conflits tout à fait délaissé aujourd'hui, en dépit du fait que nous continuons d'employer l'expression de conflits « géopolitiques ». Les observateurs et analystes regardent d'ailleurs rarement une carte géographique lorsqu'ils décrivent ou expliquent un conflit. Que l'Angleterre, située dans le Nord de l'Europe ait réussi à dominer la Méditerranée, l'Océan atlantique et l'Océan indien ne pose dans la plupart des manuels d'histoire aucun problème, mais que la Russie tsariste ou bolchevique, dont les frontières sont situées à bien peu de distances de la Méditerranée a voulu y avoir un accès a toujours été dénoncé comme une forme perverse d'impérialisme slave ou bolchevique. Aujourd'hui, que les États-Unis, situés à 15 000 kilomètres du Moyen-Orient, y fassent la loi et occupent l'Irak ne fait pas scandale, mais que l'Iran ou la Syrie, puissances régionales importantes veulent y exercer une influence et être entendues, cela est considéré comme un acte hostile et nous met au bord de la guerre. Un autre exemple des aberrations auxquelles on aboutit est celui de la Palestine. Les dirigeants occidentaux et israéliens continuent de parler de la nécessité d'avoir deux États, mais si l'on se donne la peine de jeter un simple coup d'œil à la carte des implantations israéliennes en Cisjordanie occupée, on réalise immédiatement que la naissance d'un tel État est une impossibilité géographique.

[...]

Le besoin d'un ennemi massif pour maintenir des politiques impériales

Il en est ainsi du besoin d'avoir un ennemi qui justifie le maintien d'un surarmement et d'une influence internationale prédominante. C'est devenu pratiquement une banalité de dire que les États-Unis, une fois le géant soviétique disparu, ont éprouvé la nécessité de l'existence d'un nouvel ennemi redoutable à l'échelle internationale, ce qui justifierait le maintien de son leadership sur l'Europe et de nombreux pays du tiers-monde. Les thèses sur la guerre de civilisation, le développement des théories sur le terrorisme comme mal absolu ayant son foyer principal dans le monde musulman et la religion islamique ont permis de se forger un ennemi à la mesure des prétentions américaines de diriger seul le monde et de le sauver des nouvelles forces du mal, apparues sitôt le danger de la subversion communiste réduit à néant.

Ainsi, l'OTAN, dont la seule raison d'être était la défense occidentale contre la menace soviétique, loin de disparaître s'est renforcée. Le terrorisme, plutôt que d'être combattu par les moyens classiques de police et par la suppression progressive des causes qui peuvent l'engendrer, a entraîné un déploiement militaire exceptionnel, l'invasion et l'occupation de deux pays, ce qui, bien sûr, ne pouvait que multiplier les conditions favorables à la prolifération du terrorisme, ce qui a fait entrer l'instabilité du monde dans un cercle vicieux qui l'autoperpétue et dont il ne sera pas facile de se débarrasser.

Il y a là un phénomène sur lequel peu de réflexions critiques sont développées. Signalons encore une fois ce rapport de l'ONU qui fait du terrorisme dit transnational (entendez islamique) la seule menace pesant sur le sort de l'humanité, sans même s'interroger sur ses causes ou bien différencier les différents types de terrorisme, dont certains restent exclusivement nationaux, cependant que d'autres sont des actes légitimes de résistance à des occupations de territoires par des armées étrangères.

[...]

La disparition des règles du droit international classique


Cette disparition se manifeste par la manipulation qui est faite des règles du droit international par l'hyperpuissance américaine et par la soumission des Nations unies à cette manipulation. Les règles sont aujourd'hui, plus que jamais dans l'histoire, appliquées avec deux poids deux mesures suivant le pays concerné. S'il s'agit d'un pays dont le gouvernement entend maintenir une ligne politique qui ne soit pas alignée sur celle de l'OTAN, il encourt des sanctions que peut édicter le Conseil de sécurité des Nations unies, où domine la volonté des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne. Cependant que s'il s'agit d'un pays dont le gouvernement est un client de la puissance américaine et de l'OTAN, ses infractions aux règles du droit international resteront impunies.


Cette manipulation de la règle de droit a des conséquences très graves sur la stabilité du monde où elle instaure progressivement une loi de la jungle ; cependant qu'elle décrédibilise la notion même de règle de droit et de démocratie.

[...]

La grille interprétative des conflits du Moyen-Orient mêle scandaleusement religion et politique (P. 104) 

Pourtant, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a pu croire que le monde se débarrassait de cette hantise du religieux dans les relations internationales, hantise qui est fonction, non seulement des intérêts de puissance des États, mais aussi de la permanence de structures de pensée et de
vision du monde imprégnées de lectures de l’Ancien Testament. En effet, au Moyen-Orient, le mouvement nationaliste arabe luttant pour l’indépendance des pays arabes, alors tous colonisés par la France ou l’Angleterre, n’avait aucune coloration religieuse. Il en était de même du Mouvement des Non Alignés, constitué en 1955 à Bandung, capitale de l’Indonésie nouvellement indépendante, et qui regroupait tous les pays du tiers monde nouvellement
indépendant. La rhétorique revendicative du Mouvement à l’égard des pays industrialisés et anciennement puissances coloniales, y compris celle de l’un de ses principaux ténors, le chef de l’État égyptien, Jamal Abdel Nasser, ne faisait jamais la moindre allusion à une religion ou à des valeurs religieuses.
Elle n’expliquait pas plus le colonialisme ou la lutte de libération nationale comme liés à des problèmes de civilisation ou de valeurs culturelles et religieuses.

Bien au contraire, le discours du Mouvement et des représentants de ses États membres était articulé sur les grands principes de la philosophie des Lumières et de la Révolution française. Profondément laïc dans son essence, le discours était centré sur des problèmes de juste répartition des richesses entre pays industrialisés et pays en développement, du droit à la souveraineté des États sur leurs richesses naturelles, sur le juste prix des matières premières et autres sujets profanes ne faisant appel qu’aux principes universels de justice établis par les Lumières, la Révolution française et la pensée kantienne.


Les facteurs ayant contribué à faire disparaître cette laïcité (Synthèse tirée de la conférence de Georges Corm sur le sujet "Globalisation et communautarisation du monde : quel futur pour la laïcité ?)

Cet apport majeur à l’extension de la pensée laïque dans le monde a cependant été très vite contré par une série de facteurs adverses qui ont poussé à rétablir l’instrumentalisation des valeurs religieuses dans la géopolitique internationale.  

1) L’instrumentalisation des trois monothéismes dans la Guerre froide

Le premier de ces facteurs a été l’instrumentalisation des trois monothéismes juif,
chrétien et musulman dans la Guerre froide pour contrer l’extension du communisme dans le tiers monde et pour encourager la dissidence à l’intérieur de l’URSS et des pays satellites. Les mouvements de fondamentalismes religieux ont été encouragés partout, en particulier dans les pays musulmans, cependant que les origines polonaises du pape Jean-Paul II, ses convictions ardentes et sa forte personnalité ont servi aussi de moyen de lutte contre l’URSS et les courants de pensée marxisants dans le monde.
De même, l’État d’Israël devenu un centre majeur de soutien au judaïsme s’est lui aussi mobilisé dans la Guerre froide aux côtés des États-Unis.  
Le sommet de cette évolution a été atteint lorsque, après l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, des dizaines de milliers de jeunes arabes et de jeunes musulmans d’autres nationalités ont été entraînés militairement et idéologiquement à aller mener la résistance à l’invasion soviétique, non pas dans le cadre d’une aide à un mouvement de libération nationale, mais dans celui du Djihad, ou de la guerre sainte contre les infidèles marxistes et athées. Ce sont ces mêmes brigades de combattants jihadistes qui seront ensuite envoyés en Bosnie, au Kosovo et en Tchétchénie. C’est bien sûr d’elles qu’est issue la nébuleuse terroriste d’Al Quaëda.

2) La multiplication des États à prétention religieuse et la création d’une organisation internationale basée sur le lien religieux

Un autre facteur qu’il faut mettre en valeur ici est la multiplication des États du Moyen-Orient à prétention religieuse, c’est-à-dire dont l’idéologie de constitution se veut l’incarnation représentative d’une identité religieuse et des valeurs qui en découlent. En fait, le premier de ces États a été celui d’Arabie saoudite, créé en 1925, par une conquête territoriale violente de très larges espaces de la péninsule Arabique que réalise une alliance entre la famille des Saoud et les adeptes d’un penseur musulman rigoriste, Mohammed Abdel Wahhab, fondateur du mouvement Wahhabite. La montée progressive en puissance de cet État, puis son alliance étroite avec la politique des États-Unis dans le monde et les énormes moyens financiers de sa
fortune pétrolière ont fait du royaume saoudien et du mouvement wahhabite, qui était resté très marginal en Islam jusque dans les années soixante du
siècle dernier, une composante majeure du retour du religieux en politique internationale.  

En 1947, la création de l’État du Pakistan par la sécession d’une large partie des Indiens musulmans met sur l’échiquier international un second État qui se définit par la religion de la majorité de ses citoyens. En 1969, le coup d’État militaire entraîne
l’élimination du président Bhutto dont le tempérament était manifestement laïc. Le nouveau régime met en application une forme radicale de la sharia islamique, celle même que seul pratique le Royaume saoudien. En cette même année 1969, et toujours dans le cadre de la Guerre froide et de la lutte contre le communisme, un coup d’État militaire renverse en Indonésie le très laïc et œcuménique président Ahmed Soekarno.
Le général Suharto qui lui succède laisse faire une islamisation rampante de la vie politique de ce pays, derrière laquelle il cache commodément le système de corruption qui s’installe sous son égide. La même année aussi, au Soudan, le Président Numeiry, socialiste et d’obédience nationaliste arabe nassérienne laïque décide de mettre lui aussi en pratique la loi coranique suivant le modèle saoudo-pakistanais. En cette même année 1969, l’Arabie saoudite, le Pakistan et le Maroc lancent l’idée d’un regroupement des États musulmans dans une organisation internationale. Ainsi est créée l’Organisation de la Conférence des États islamiques qui se réunit tous les deux ans au niveau des chefs d’État. Cette organisation qui ne suscite aucune protestation des pays occidentaux laïcs se veut, en fait, un concurrent au Mouvement des Non Alignés et de la Ligue Arabe, deux organisations internationales peu soumises aux intérêts des États-Unis dans la Guerre froide.

Un an après la création du Pakistan, le Moyen-Orient voit la naissance de l’État d’Israël qui se définit suivant le désir du fondateur du Mouvement sioniste, Théodore Herzl, comme l’État des juifs. Si le parti travailliste dominant jusqu’en 1977 se considère comme un parti laïc, les partis religieux ainsi que la droite expansionniste du Likoud deviennent des acteurs majeurs de politique intérieure et amènent à une judaïsation encore plus poussée
de la vie publique et de la politique de l’État. L’État d’Israël se veut le défenseur du judaïsme et des Juifs à l’échelle internationale ; il déclare Jérusalem, capitale éternelle de l’État, ignorant la présence des lieux saints chrétiens et musulmans et le plan de partage des Nations Unies qui prévoyait que Jérusalem serait une ville ouverte, administrée internationalement.  
Les gouvernements occidentaux, compte tenu du génocide des communautés juives d’Europe aux mains du régime nazi, acceptent de plus en plus que l’État d’Israël soit placé au-dessus des principes du droit international et du droit humanitaire, ce qui permet l’extension continue des colonies de peuplement et l’oppression grandissante de la population palestinienne qui l’accompagne nécessairement. À cette population occupée depuis 1967 par l’armée israélienne, il est demandé en fait d’arrêter toute forme de résistance et de protéger ses occupants et les colonies de peuplement qu’il crée. Ici encore des considérations religieuses amènent à mettre de côté les principes universels du droit.

Enfin, en 1979, en Iran, éclate une révolution qui se définit elle-même comme religieuse et se débarrasse à la fois du régime laïc du Chah d’Iran et des deux très influents partis marxisants, le parti communiste Tudeh, et celui des Moujahadeen Khalq. La révolution adopte un anti-impérialisme vigoureux et une politique de redistribution des revenus. Son succès est en partie attribuable au fait que ses dirigeants  islamisent habilement le discours et les vocabulaires, ce qui donne une résonance forte au niveau populaire à cette révolution. La tonalité de ce discours qui s’appuie sur le patrimoine de l’Islam d’obédience chiite, entraîne évidemment une crispation identitaire encore plus forte dans l’Islam saoudo-wahhabite dominant, qui a réussi presque partout à investir et dominer les communautés sunnites arabes et non arabes.

On ajoutera ici qu’en Méditerranée de l’Est, porte du Moyen-Orient, la désintégration de la Yougoslavie en 1992 est une catastrophe dont nous n’avons
pas encore mesuré toutes les conséquences, car celle-ci s’effectue sur des bases et des considérations exclusivement religieuses pour séparer des Serbes orthodoxes des Croates et Slovènes catholiques ainsi que des Bosniaques ou des Kosovars musulmans dans une violence peu commune, encouragée sans doute aucun par le silence de certains pays de l’Union européenne, l’activisme militaire et politique d’autres en faveur de ces divorces sanglants !  

[...]

Arrêter la communautarisation du monde et la  fragmentation des sociétés (P. 107) 

Nous sommes aujourd’hui à un tournant où il nous faut sauve garder les valeurs républicaines et les sauver de la communautarisation qui s’empare du monde depuis quelques décades par la façon aveugle dont fonctionne la globalisation économique de pair avec l’affirmation de l’unilatéralisme politique des États-Unis entraînant avec eux l’Union européenne.
Il nous faut aussi sauvegarder les principes de la morale kantienne qui sont établis indépendamment des valeurs religieuses et métaphysiques et notamment de la théologie du salut monothéiste, même lorsque cette dernière est sécularisée.
Il faut encore sauvegarder le modèle de la société plurielle citoyenne de l’envahissement du modèle de la société multiculturelle à l’anglo-saxonne qui n’est le plus souvent qu’une agglomération de ghettos particularistes.
Certes, beaucoup de modèles impériaux dans l’histoire, de même que le modèle anglo-saxon actuel, préfèrent la fragmentation à base communautaire, ethnique ou religieuse de l’aire géographique de domination. Cela facilite le maintien, voir le renforcement de la domination et le contrôle des communautés satellisées, alors que des sociétés unies par un lien citoyen fort et des valeurs républicaines à la française offrent des résistances beaucoup plus fortes à ce type de domination qui utilise aujourd’hui la globalisation économique sauvage pour s’affirmer.
Reconnaissons ici que cette domination anglo-saxonne a aussi des aspects culturels non négligeables. C’est eux qui rongent progressivement les conceptions de la laïcité républicaine, car de nos jours,  les  notions  d’« intégration »  et  d’ « assimilation »  au cœur de la problématique citoyenne ont acquis mauvaise presse, même dans la culture française et celle des pays francophones nourris des principes de la Révolution française. Dans un monde où les flux migratoires sont devenus si importants, peut-on, pourtant, renoncer à l’idéal citoyen en acceptant les conceptions de la société multiculturelle, c’est-à-dire la perpétuation, voir la reconstitution des communautés organiques, l’envahissement de l’espace public par les spécificités ethniques et religieuses,  au détriment de l’espace citoyen, celui où se définit le bien commun.

En fait, l’idéal kantien d’une société cosmopolite ne peut advenir et prospérer qu’à partir d’espaces étatiques structurés sur des cultures bien assimilées, sur une bonne intégration de différentes catégories sociales dans cette culture et non sur un patchwork ou assemblage hétéroclite de mœurs et de façon de vivre. La société plurielle, forcément démocratique, est celle qui œuvre pour la liberté de penser la cité politiquement et non point celle qui encourage la liberté de communautariser la vie de la cité.  

[...]

Certes, la laïcité ne peut plus être un anticléricalisme militant ou feutré. Ses partisans doivent accepter le débat théologico-politique avec les partisans d’un rôle direct du religieux dans la vie de la cité et ses valeurs, afin de démontrer les impasses auxquelles mène le fait de faire jouer à la religion un rôle de marqueur identitaire majeur et de mêler religion et politique dans la vision du monde. Beaucoup de laïcs croient que leurs valeurs sont des valeurs issues exclusivement du monothéisme à la nouvelle mode « judéo-chrétienne » et qu’elles s’opposent à des va leurs dites « arabo-musulmanes ».  
Ils sont tentés par ailleurs et de façon paradoxale de verser dans ce que certains appellent un « intégrisme de la République », tant est grand leur refus d’un dialogue sérieux sur l’évolution politique du monde et leur méconnaissance des changements de sensibilités culturelles en Orient comme en Occident. Ils s’accrochent à des conceptions partielles et souvent périmées de la laïcité jacobine pour justifier une islamophobie devenue rampante, tant les pratiques politico-religieuses inspirées des idéologies d’État de l’Arabie saoudite ou du Pakistan peuvent effectivement avoir des aspects repoussants.  
Le problème ici n’est pas tant la religion musulmane elle-même qui, comme toutes les religions à caractère universelle a eu des écoles théologiques innombrables, des exégèses contradictoires du texte de la Révélation coranique, des pratiques diverses et multiples suivant les époques et les milieux géographiques ou les identités ethniques des peuples ayant adopté cette religion. Mais bien plus tôt celui de réduire l’identité complexe que forge l’adhésion à une religion à une seule pratique inspirée de politiques d’État.
Dans le monde exalté et multiple que nous vivons, l’approche laïque des problèmes doit développer sa connaissance des religions et des usage qui en sont fait à des buts de puissance géopolitiques ou, plus prosaïquement, à but de campagnes électorales dans tel ou tel pays.

[...]

La laïcité sur ce plan se doit de sortir du carcan de la spécificité qui a caractérisé son émergence historique, à savoir la rivalité des deux pouvoirs temporels et spirituels et la lutte contre le monopole de la définition du dogme religieux par l’Église romaine.
Elle doit se hausser au niveau supérieur de la philosophie universaliste et humaniste dont elle est issue et s’affirmer à nouveau comme le pilier majeur d’une pratique d’essence démocratique. Elle doit donc rappeler qu’une laïcité bien comprise est d’abord une doctrine de concorde civile à l’intérieur des États, ainsi que dans les relations interétatiques ; elle est aussi une doctrine qui protège l’individu de la dictature du conformisme et des pressions psychologiques que peuvent exercer sur lui les notabilités et dirigeants de sa communauté religieuse ou ethnique ; elle est, par ailleurs une doctrine visant à préserver l’intégrité de la religion et des valeurs spirituelles en les mettant à l’abri des manipulations des hommes politiques dans la compétition pour le  pouvoir, de même qu’elle préserve l’intégrité de l’État en le mettant à l’abri de ces manipulations du religieux.
Bien plus, faut-il laisser faire la conception anglo-saxonne de la globalisation qui traite du besoin religieux comme du besoin d’un produit de consommation ? Les sociologues et politologues commencent, en effet, à évoquer un marché des religions à compétition ouverte que justifie la globalisation. Le prosélytisme religieux devient ainsi un phénomène courant. Celui-ci peut susciter des réactions vives, des tensions sociales lorsque des moyens financiers considérables sont à la dispositions des propagandistes de religion ou de nouvelles églises ou de sectes. C’est le cas en particulier des nouveaux évangélistes américains, des musulmans d’obédience saoudo-wahhabites et d’autres groupes prosélytes.  


[...]

La philosophie politique laïque doit avoir le courage d’affirmer qu’au Moyen-Orient, aucun conflit n’est susceptible de solution sans un recours aux principes de laïcité.
Elle doit aussi oser prétendre que ses principes sont les seuls qui peuvent constituer un antidote au consumérisme effréné que la globalisation économique entraîne, car seules des valeurs citoyennes fortes peuvent aider à arrêter le réchauffement climatique qu’entraîne la boulimie de consommation gaspilleuse d’énergie, d’eau et d’autres matières premières. La discipline citoyenne que la laïcité implique peut seule, en effet, amener les sociétés à accepter les efforts collectifs que nécessite un changement de modèle économique qu’appellent les nécessités de réduire les émissions de CO2.
Enfin, la laïcité est seule susceptible de rétablir des repères moraux et éthiques universalisables, parce qu’indépendants des croyances spirituelles et des besoins mystiques et de transcendance de la nature humaine.
Dans ce contexte, la laïcité mérite mieux que le regard dédaigneux et superficiel que lui accordent ses détracteurs. Mais elle mérite aussi de ses adeptes une ouverture d’esprit plus large, une culture politique et philosophique plus étendue, et la conscience qu’une laïcité bien comprise est le meilleur antidote aux fondamentalismes de natures diverses et à l’autoritarisme social, politique et culturels, voir parfois le totalitarisme, qu’ils impliquent.


Pour une lecture profane des conflits, Georges Corm, éd. La Découverte / Poche, 2012

Pour consulter d'autres extraits du livre : http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RIS_068_0025