[...] Cette grande tradition
de l'économie politique remonte à la doctrine mercantiliste qui émerge
au XVIe siècle, en même temps que les frontières nationales commencent à
se dessiner en Europe, et cherche alors à assurer la prospérité des
royaumes et leur puissance économique. Elle résulte de traditions
anciennes qui viennent se conjuguer dans le grand essor intellectuel de
l'Europe de la Renaissance, puis des débuts des Lumières. Tout d'abord
les traditions du monde antique gréco-romain, où l'économie visait à
développer la bonne gestion des domaines agricoles et de l'économie
domestique des grandes familles agnatiques. Ensuite, les enseignements
de l'Église romaine sur le devoir d'assistance de la veuve et de
l'orphelin, mais aussi des plus pauvres, enseignements qui seront
considérablement développés au XIIe siècle par Saint Thomas d'Aquin - à
qui nous devons la notion de bien public, mais aussi, de façon logique, la condamnation de l'enrichissement sans cause, notion fondamentale d'une moralisation de la vie économique.
Lorsque le pouvoir économique de l'Église s'affaiblit, notamment suite aux révoltes protestantes et à la sécularisation des biens du clergé dans ce nombreuses parties de l'Europe gagnées aux différentes formes de protestantisme, puis plus tard dans la Révolution française, la charge d'assurer le bien public revient aux États. Ces derniers deviennent de plus en plus puissants à mesure que les frontières des royaumes se précisent et que diminue le rôle de l'Église dans la gestion de la société. L'Église catholique restera, cependant, une puissance morale forte dans le domaine économique et social. Durant toutes les phases de la révolution industrielle en Europe, elle continuera de prêcher le souci du bien-être de l'homme, qui ne saurait être conduit par des intérêts exclusivement matériels et à qui il convient en conséquence d'assurer des moyens décents d'existence et qui ne saurait être asservi par les ambitions matérielles des plus puissants.
Contrairement à ce que l'on croit souvent, les théories socialistes de l'économie ne sont donc pas nées dans un vide culturel, elles ont été incontestablement influencées par toutes ces traditions. L'image du Christ chassant les marchands du temps ou montrant sa sollicitude aux plus humbles ne s'est jamais effacée des mémoires, du moins en pays catholique. Ce sont certaines formes du protestantisme, vantant le succès dans l'accumulation de richesses comme étant un signe de la grâce de Dieu accordée à certains individus, qui ont contribué à faire reculer la notion de bien public, chère à Saint Thomas.
Par la suite, les théories de Max Weber (1864-1920) sur le protestantisme et l'"esprit du capitalisme" provoqueront un ravage dans la pensée économique. Le monde anglo-saxon, imprégné d'une culture économique individualiste fondée sur les croyances protestantes, trouvera dans la thèse de Weber un complément fort utile aux théories d'Adam Smith sur la division du travail et la nécessité du libre-échange pour assurer la prospérité des nations.
Désormais, les graines de la transformation de l'économie politique en "science" économique sont semées. Cette transformation va supprimer progressivement la mémoire et la culture, mais aussi l'éthique et la morale, réduisant le droit à une série de techniques permettant de s'enrichir individuellement et non de protéger le bien-être collectif par le respect des règles assurant la cohérence et la justice dans la bonne gestion de la société.
Comme nous l'avons vu au chapitre 1, par un détournement de la pensée des Lumières, l'idée simpliste que l'égoïsme individuel est le meilleur moteur de la prospérité de la société va faire son chemin et deviendra le credo enseigné comme postulat de base de la science économique. L'égoïsme étant considéré comme le centre de l'activité rationnelle de l'homme, la porte était ainsi ouverte à l'invasion des modèles mathématiques prétendant reproduire la rationalité des conduites individuelles et donc de prédire tous les comportements futurs. Les sciences sociales en général, mais plus particulièrement l'économie, ont été ainsi envahies par des mesures quantitatives mathématisées de toutes les activités humaines. Cette épistémologie abstraite, mathématiquement modélisée, permet à l'enseignement de l'économie, on le verra, de se débarrasser de tout repère éthique et de légitimer les spéculations financières les plus débridées.
Le nouveau gouvernement du monde, Georges Corm, éd. La Découverte / Poche, 2010, p. 117-118
Lorsque le pouvoir économique de l'Église s'affaiblit, notamment suite aux révoltes protestantes et à la sécularisation des biens du clergé dans ce nombreuses parties de l'Europe gagnées aux différentes formes de protestantisme, puis plus tard dans la Révolution française, la charge d'assurer le bien public revient aux États. Ces derniers deviennent de plus en plus puissants à mesure que les frontières des royaumes se précisent et que diminue le rôle de l'Église dans la gestion de la société. L'Église catholique restera, cependant, une puissance morale forte dans le domaine économique et social. Durant toutes les phases de la révolution industrielle en Europe, elle continuera de prêcher le souci du bien-être de l'homme, qui ne saurait être conduit par des intérêts exclusivement matériels et à qui il convient en conséquence d'assurer des moyens décents d'existence et qui ne saurait être asservi par les ambitions matérielles des plus puissants.
Contrairement à ce que l'on croit souvent, les théories socialistes de l'économie ne sont donc pas nées dans un vide culturel, elles ont été incontestablement influencées par toutes ces traditions. L'image du Christ chassant les marchands du temps ou montrant sa sollicitude aux plus humbles ne s'est jamais effacée des mémoires, du moins en pays catholique. Ce sont certaines formes du protestantisme, vantant le succès dans l'accumulation de richesses comme étant un signe de la grâce de Dieu accordée à certains individus, qui ont contribué à faire reculer la notion de bien public, chère à Saint Thomas.
Par la suite, les théories de Max Weber (1864-1920) sur le protestantisme et l'"esprit du capitalisme" provoqueront un ravage dans la pensée économique. Le monde anglo-saxon, imprégné d'une culture économique individualiste fondée sur les croyances protestantes, trouvera dans la thèse de Weber un complément fort utile aux théories d'Adam Smith sur la division du travail et la nécessité du libre-échange pour assurer la prospérité des nations.
Désormais, les graines de la transformation de l'économie politique en "science" économique sont semées. Cette transformation va supprimer progressivement la mémoire et la culture, mais aussi l'éthique et la morale, réduisant le droit à une série de techniques permettant de s'enrichir individuellement et non de protéger le bien-être collectif par le respect des règles assurant la cohérence et la justice dans la bonne gestion de la société.
Comme nous l'avons vu au chapitre 1, par un détournement de la pensée des Lumières, l'idée simpliste que l'égoïsme individuel est le meilleur moteur de la prospérité de la société va faire son chemin et deviendra le credo enseigné comme postulat de base de la science économique. L'égoïsme étant considéré comme le centre de l'activité rationnelle de l'homme, la porte était ainsi ouverte à l'invasion des modèles mathématiques prétendant reproduire la rationalité des conduites individuelles et donc de prédire tous les comportements futurs. Les sciences sociales en général, mais plus particulièrement l'économie, ont été ainsi envahies par des mesures quantitatives mathématisées de toutes les activités humaines. Cette épistémologie abstraite, mathématiquement modélisée, permet à l'enseignement de l'économie, on le verra, de se débarrasser de tout repère éthique et de légitimer les spéculations financières les plus débridées.
Le nouveau gouvernement du monde, Georges Corm, éd. La Découverte / Poche, 2010, p. 117-118