jeudi 12 juin 2014

La science économique où la foi en l'égoïsme comme centre de l'activité rationnelle de l'homme

[...] Cette grande tradition de l'économie politique remonte à la doctrine mercantiliste qui émerge au XVIe siècle, en même temps que les frontières nationales commencent à se dessiner en Europe, et cherche alors à assurer la prospérité des royaumes et leur puissance économique. Elle résulte de traditions anciennes qui viennent se conjuguer dans le grand essor intellectuel de l'Europe de la Renaissance, puis des débuts des Lumières. Tout d'abord les traditions du monde antique gréco-romain, où l'économie visait à développer la bonne gestion des domaines agricoles et de l'économie domestique des grandes familles agnatiques. Ensuite, les enseignements de l'Église romaine sur le devoir d'assistance de la veuve et de l'orphelin, mais aussi des plus pauvres, enseignements qui seront considérablement développés au XIIe siècle par Saint Thomas d'Aquin - à qui nous devons la notion de bien public, mais aussi, de façon logique, la condamnation de l'enrichissement sans cause, notion fondamentale d'une moralisation de la vie économique.

Lorsque le pouvoir économique de l'Église s'affaiblit, notamment suite aux révoltes protestantes et à la sécularisation des biens du clergé dans ce nombreuses parties de l'Europe gagnées aux différentes formes de protestantisme, puis plus tard dans la Révolution française, la charge d'assurer le bien public revient aux États. Ces derniers deviennent de plus en plus puissants à mesure que les frontières des royaumes se précisent et que diminue le rôle de l'Église dans la gestion de la société. L'Église catholique restera, cependant, une puissance morale forte dans le domaine économique et social. Durant toutes les phases de la révolution industrielle en Europe, elle continuera de prêcher le souci du bien-être de l'homme, qui ne saurait être conduit par des intérêts exclusivement matériels et à qui il convient en conséquence d'assurer des moyens décents d'existence et qui ne saurait être asservi par les ambitions matérielles des plus puissants.

Contrairement à ce que l'on croit souvent, les théories socialistes de l'économie ne sont donc pas nées dans un vide culturel, elles ont été incontestablement influencées par toutes ces traditions. L'image du Christ chassant les marchands du temps ou montrant sa sollicitude aux plus humbles ne s'est jamais effacée des mémoires, du moins en pays catholique. Ce sont certaines formes du protestantisme, vantant le succès dans l'accumulation de richesses comme étant un signe de la grâce de Dieu accordée à certains individus, qui ont contribué à faire reculer la notion de bien public, chère à Saint Thomas.

Par la suite, les théories de Max Weber (1864-1920) sur le protestantisme et l'"esprit du capitalisme" provoqueront un ravage dans la pensée économique. Le monde anglo-saxon, imprégné d'une culture économique individualiste fondée sur les croyances protestantes, trouvera dans la thèse de Weber un complément fort utile aux théories d'Adam Smith sur la division du travail et la nécessité du libre-échange pour assurer la prospérité des nations.
Désormais, les graines de la transformation de l'économie politique en "science" économique sont semées. Cette transformation va supprimer progressivement la mémoire et la culture, mais aussi l'éthique et la morale, réduisant le droit à une série de techniques permettant de s'enrichir individuellement et non de protéger le bien-être collectif par le respect des règles assurant la cohérence et la justice dans la bonne gestion de la société.

Comme nous l'avons vu au chapitre 1, par un détournement de la pensée des Lumières, l'idée simpliste que l'égoïsme individuel est le meilleur moteur de la prospérité de la société va faire son chemin et deviendra le credo enseigné comme postulat de base de la science économique. L'égoïsme étant considéré comme le centre de l'activité rationnelle de l'homme, la porte était ainsi ouverte à l'invasion des modèles mathématiques prétendant reproduire la rationalité des conduites individuelles et donc de prédire tous les comportements futurs. Les sciences sociales en général, mais plus particulièrement l'économie, ont été ainsi envahies par des mesures quantitatives mathématisées de toutes les activités humaines. Cette épistémologie abstraite, mathématiquement modélisée, permet à l'enseignement de l'économie, on le verra, de se débarrasser de tout repère éthique et de légitimer les spéculations financières les plus débridées.


Le nouveau gouvernement du monde, Georges Corm, éd. La Découverte / Poche, 2010, p. 117-118

samedi 7 juin 2014

"Bien" et "Mal" dans la métaphysique de René Guénon

Beaucoup, se laissant tromper par les apparences, s’imaginent qu’il y a dans ce monde comme deux principes opposés (le Bien et le Mal) se disputant la suprématie, conception erronée qui est, au fond, la même chose que celle qui, en langage théologique, met Satan au même niveau que Dieu, et que, à tort ou à raison, on attribue communément aux Manichéens […]

C’est toujours en somme, le point de vue partiel qui est « maléfique », et le point de vue total, ou relativement tel par rapport au premier, qui est « bénéfique », parce que tous les désordres possibles ne sont tels qu’en tant qu’on les envisage en eux-mêmes et « séparativement », et dont, dépouillés de leur aspect « négatif », ils sont des éléments constitutifs au même titre que toute autre chose ; en définitive, il n’y a de « maléfique » que la limitation qui conditionne nécessairement toute existence contingente, et cette limitation n’a elle-même en réalité qu’une existence purement négative. Nous avons parlé tout d’abord comme si les deux points de vue « bénéfique » et « maléfique » étaient en quelque sorte symétriques ; mais il est facile de comprendre qu’il n’en est rien, et que le second n’exprime que quelque chose d’instable et de transitoire, tandis que ce que représente le premier a seul un caractère permanent et définitif, de sorte que l’aspect « bénéfique » ne peut pas ne pas l’emporter finalement, alors que l’aspect « maléfique » s’évanouit entièrement, parce que, au fond, il n’était qu’une illusion inhérente à la « séparativité ». Seulement, à vrai dire, on ne peut plus alors parler proprement de « bénéfique », non plus que de « maléfique », en tant que ces deux termes sont essentiellement corrélatifs et marquent une opposition qui n’existe plus, car, comme toute opposition, elle appartient exclusivement à un certain domaine relatif et limité ; dès qu’elle est dépassée, il y a simplement ce qui est ; et c’est ainsi que, si l’on veut aller jusqu’à la réalité de l’ordre le plus profond, on peut dire en toute rigueur que la « fin d’un monde » n’est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d’une illusion.

Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, René Guénon, éd. Gallimard, 1945, chap. XL La fin d'un monde, p. 271-272


Il faut lire lentement pour bien intégrer le concept. Lorsque l'on parle de point de vue partiel inclus (et non opposé) dans un point de vue total, cela peut s'appliquer analogiquement à tous les degrés, qu'il s'agisse d'un être ou d'un monde.
À partir de ce concept, il est plus facile de percevoir un "plan divin" à travers l'enchaînement des cycles terrestres imbriqués dans le Manvantara actuel, c'est-à-dire le cycle de l'humanité toute entière.
Toute existence, tout événement (jugé positif ou négatif par notre point du vue humain limité), toute décision, tout refus d'agir, est lié aux Karmas de chacun. L'ensemble des expériences humaines, conscientes et inconscientes (de nos vies antérieures?) constituent l'âme du monde. À cette échelle supra-humaine, la séparation n'existe plus, nous sommes un TOUT, comme notre corps humain est un TOUT bien que constitué de membres différents, eux même constituées de cellules, qui sont le résultat de l'agglomération d'atomes, etc... 
À cette échelle, Satan (la séparation / limitation, Saturne) est vaincu par le "bénéfique" qui l'englobe et redevient un ange serviteur comme à l'origine, dès lors l'illusion de la prétendue égalité entre Dieu et Diable se dissipe puisqu'au final ce dernier sert les intérêts du 1er (sans en être conscient) par les épreuves qu'il soumet à l'homme. Ces épreuves sont autant de prise de conscience possibles propices à l'évolution spirituelle, évolution qui est le plus souvent visible en "dézoomant" à l'échelle d'une vie ou de plusieurs réincarnations.

En fait, je pense que si l'on parvient à comprendre ce passage du livre de Guénon, on peut se faire une idée plus précise du Sens de la Vie.